3. Positionnement épistémologique et approches
théoriques
Le présent travail
se trouve doublement concerné par les Sciences de l’Information et de la
Communication (SIC). Ceci parce que notre objet de recherche se trouve à
l’articulation de deux problématiques traditionnellement traitées dans cette
discipline académique : d’une part la question de l’insertion sociale
des TIC, notamment de l’une de leurs expressions les plus répandues qu’est
l’internet, et, d’autre part, la question des médias de masse et de leurs
enjeux socio-économiques. De ce point de vue, l’émergence de modèles
diversifiés de production et de diffusion de l’information en ligne constitue
un objet communicationnel par excellence.
Notre inscription
dans la lignée des travaux en SIC est également motivée par la nature
interdisciplinaire de celles-ci. En effet, notre objet de recherche fait
intervenir de logiques multiples qui renvoient à des champs professionnels
différents comme celui du journalisme et des médias, celui de l’ingénierie
informatique, celui de télécommunications. Dès lors, notre travail suppose un
minimum de maîtrise des notions théoriques et des outils conceptuels en
provenance de la sociologie, de l’économie mais également de l’informatique, au
moins en ce qui concerne la compréhension des principes de base qui régissent
le fonctionnement du réseau et de ses diverses applications. A ce titre, les
SIC nous fournissent un cadre théorique et une palette de concepts assez
souples pour embrasser le domaine particulièrement complexe qu’est celui de
l’internet mais, en même temps, suffisamment rigoureux pour nous permettre
d’arriver à des conclusions scientifiquement valides. Néanmoins, malgré notre
attachement à l’interdisciplinarité, nous considérons à l’instar de Robert
Boure, que « il est absurde de s’intéresser à tout – sous peine de
dilution du savoir – parce que tout est dans tout (et réciproquement) »
[Boure, 2000, p.9] Ainsi, notre
positionnement demeure profondément ancré dans les problématiques
communicationnelles qui constituent la priorité de notre travail. Ceci d’autant
plus que notre formation en économie et en informatique est limitée, même si
nous nous sommes efforcés de la compléter dans la mesure du possible.
Précautions
L’émergence de
modèles de production et diffusion de l’information de presse sur le réseau
paraît de prime abord un sujet intéressant, car il est lié à l’actualité
immédiate de l’évolution technologique. La généralisation de l’interconnexion
des différents réseaux informatiques qui a lieu depuis le début des années 90
et qui se concrétise pour le grand public à travers le World Wide Web, a été le
point de départ d’un grand nombre d’écrits, scientifiques ou non, depuis un
certain nombre d’années. Cependant, la nouveauté relative de cet objet d’étude
est la cause première d’une série de contributions qui sont caractérisées par
une certaine fascination. Paradoxalement, cette fascination s’exprime souvent
par le rejet soit idéologique soit affectif des nouvelles techniques de
communication, car ces dernières semblent difficilement maîtrisables tant par
la multiplicité et la complexité des usages qui s’y développent que, plus
encore, au niveau de leur conceptualisation et de leur étude.
Inversement, la même fascination donne lieu,
plus logiquement cette fois-ci, à des approches qui se trouvent immergées dans
la course technologique et économique essayant de prédéterminer ou prévoir les
évolutions à venir dans le domaine. Ces approches sont d’autant plus difficiles
à justifier que les enjeux économiques et sociaux du secteur sont
significatifs, ce qui met en jeu la position même de la personne qui les
exprime dans le monde académique, économique ou politique, et confère à toute
prise de position sur le sujet des connotations politiques ou idéologiques
inévitables.
Nous pouvons
déduire ainsi que le choix d’un sujet de recherche lié à l’internet comporte
des avantages indéniables en termes d’intérêt, mais également des risques
considérables dus à la nouveauté de l’objet et à la volatilité qui le
caractérise. Par conséquent, nous pouvons nous demander, à l’instar de Bernard
Miège : « le chercheur doit-il se contenter d’attendre que la situation se
stabilise ou a-t-il les moyens au-delà de l’observation des affrontements
présents et de la saisie du jeu des acteurs sociaux impliqués, de proposer une
grille de lecture, ou des éléments de celle-ci, qui aide à comprendre le sens
des mouvements en cours, du moins à mieux l’interpréter ? » [Miège, 1986,
p.93].
A cette question,
la réponse de l’auteur, dont nous partageons le point de vue, est qu’il existe
dans cette perspective le risque de confondre des mouvements éphémères avec des
tendances de plus longue portée. Ce qui peut conduire à des conclusions qui
s’avèreraient erronées par les évolutions effectives. Mais il s’agit là d’un
risque qui doit être assumé et qui se justifie par le souci de faire avancer la
connaissance dans un champ de recherche porteur. Dès lors, la question qui se
pose est de savoir comment limiter cette incertitude, non pas pour apparaître
comme un oracle satisfait de la précision de ses prédictions, mais plutôt afin
d’approfondir la compréhension réelle des phénomènes étudiés et mesurer leur
portée au sein de la société contemporaine.
Nous répondrons à
cette question en nous appuyant sur des concepts solides et sur des approches
théoriques et méthodologiques qui ont fait leurs preuves dans le domaine de la
recherche. Par la suite nous présenterons un certain nombre des ces approches
et concepts qui constitueront le fil conducteur de notre recherche et qui
révéleront en même temps les aspects de la question que nous comptons
traiter.
La théorie des
industries culturelles
Notre approche
théorique de la question de l’émergence de modèles de production de
l’information au sein de l’internet s’inscrit dans le cadre de la théorie des
industries culturelles. Il s’agit là d’un concept dont la longévité – il fut employé pour la première fois par Adorno et
Horkheimer en 1947 quoi que dans un sens différent de celui que nous lui
attribuons –
est la preuve même de sa valeur
heuristique. Dans le présent travail, nous nous intéressons uniquement aux
structures qui se sont engagées sur l’internet dans un but lucratif et qui sont
entièrement tournées vers des objectifs commerciaux, ce qui exclut de notre
champ de recherche l’information non marchande. De ce point de vue,
l’information en ligne telle que nous la définissons est une industrie
culturelle, puisque « les productions de l’esprit dans le style de l’industrie
culturelle ne sont plus aussi des marchandises, mais le sont intégralement »
[Adorno, 1964, p.14].
Les théories
autour de la question des industries culturelles étant particulièrement
diverses, il nous faut revenir brièvement sur leur définition afin de nous
démarquer des approches largement marquées par une idée trop passive des
publics et une conception déterministe des rapports sociaux. Selon Jean-Guy
Lacroix, « devrait être considérée comme une industrie culturelle toute
activité de production, distribution et diffusion de produits culturels,
symboliques (donc intégrant du travail culturel), organisée selon les principes
de séparation producteur-produit et conception-exécution et de la division
technique du travail (parcellisation des tâches) » [Lacroix, 1986, p.9]. Cette
définition illustre parfaitement l’approche théorique que nous envisageons
d’adopter dans notre recherche et qui se rapproche d’une économie politique des questions de la communication et des médias.
En fait, il s’agit
de ce que Yves de la Haye a appelé une analyse
matérialiste des médias, qui vise à la compréhension du fonctionnement
matériel concret de ces derniers [de la Haye, 1984, p.35]. L’idée centrale de
cette approche est que les champs de la culture et de la communication
n’échappent pas aux règles fondamentales de l’économie capitaliste dans
laquelle ils prennent corps. En même temps, les expressions spécifiques de ces
champs, parmi lesquelles on trouve aujourd’hui le secteur de l’information en
ligne, revêtent des formes particulières et incarnent des modèles
socioéconomiques différenciés selon les secteurs.
Pour Nicholas
Garnham, « l’économie politique de la communication est l’analyse d’une
phase historique spécifique de l’évolution générale du système capitaliste liée
à des modalités de production culturelle historiquement déterminées […] Même si
l’on accepte l’idée que les médias de
masse peuvent être surdéterminés politiquement et idéologiquement dans de
nombreuses configurations, une économie politique, telle que je la conçois,
reste fondée, en fin de compte, sur l’ultime détermination par l’économique (à
un niveau qui demeure lui-même problématique et qu’il faut définir au cours de
l’analyse) » [Garnham, 1994, pp.25-30][1].
Si nous souscrivons à cette affirmation, le fait que nous nous intéressons
prioritairement aux aspects économiques du secteur de l’information ne signifie
aucunement que nous adoptons une approche économiciste de celui-ci. Au
contraire, nous souhaitons appliquer à notre objet de recherche ce que Vincent
Mosco appelle une épistémologie réaliste,
à savoir « une approche ouverte à un éventail d’explications et rejetant
l’idée selon laquelle toute réalité serait réductible à une force
causale spécifique », qui serait dans ce cas l’économie [Mosco, 1996,
p.136-137][2].
Par conséquent, nous envisageons le champ social comme
étant dynamique et sujet
à des multiples interactions, fractures et tendances
contradictoires à travers
lesquelles s’établissent les rapports de forces entre les
acteurs. Or, de ce
point de vue, il n’est pas envisageable de considérer la
succession de
différents modes de communication, et d’étudier
plus particulièrement l’un
d’entre eux, indépendamment des nécessités
économiques générales qui les déterminent.
Car, « les communications ne relèvent pas seulement de
l’idéologique. Elles
participent aussi des forces productrices, et se rattachent ainsi
à
l’infrastructure » [de la Haye et Miège, 1984,
p.161].
La « société de l’information »
Un point central
dans l’étude des industries culturelles qui sert à relativiser l’analyse
économique des phénomènes communicationnels est son historicité. En effet, comme la plupart des chercheurs sur les
industries culturelles, nous pensons que, pour être pertinente, toute analyse
dans ce champ doit être profondément ancrée dans l’histoire, dans le sens que
lui donne Cornelius Castoriadis, à savoir « l’histoire faite mais aussi
l’histoire se faisant et l’histoire à faire » [Castoriadis, 1990, p.127]. Ce
qui signifie la prise en compte des conditions sociales, économiques,
techniques, idéologiques dans lesquelles le phénomène étudié s’enracine. Ce
point est d’autant plus important que nous envisageons de traiter un sujet qui
est directement lié aux avancées technologiques et par conséquent se trouve en
pleine évolution. Saisir la réalité d’un tel phénomène et prendre le recul
nécessaire pour l’étudier est impossible si nous ne nous référons pas aux
conditions générales qui ont préparé son apparition et aux conditions actuelles
dans lesquelles il a lieu.
Par conséquent, il
nous semble que les concepts de la « société de l’information » ainsi
que son pendant de « nouvelle économie », et les contributions
théoriques qui les entourent, qu’elles soient pour ou contre leur validité, doivent
faire partie intégrante de notre étude. Ceci parce qu’elles incarnent à nos
yeux les interrogations nécessaires sur l’évolution de notre société et la
place que les phénomènes communicationnels occupent en son sein. Il s’agit là
d’une série de questions qui incluent des aspects aussi divers que
l’informatisation croissante du travail et de l’économie, les évolutions
techniques et technologiques concernant le traitement et le stockage de
l’information, l’extension des réseaux informatiques et leurs implications pour
les pratiques culturelles individuelles. Nous pouvons résumer ces
interrogations autour de l’avènement supposé d’une « société de
l’information » en un effort de comprendre la nature et le fonctionnement
de la société occidentale, telle qu’elle commence à se dessiner à partir des
années 70 au niveau économique, idéologique et technologique.
En
ce qui concerne
plus précisément notre objet de recherche, les
contributions théoriques qui ont
défendu l’émergence d’une
« société de l’information »
ont constitué
le cadre idéologique du développement de
l’internet. De ce fait, elles ont été
aux fondements des stratégies mises en places par les acteurs de
l’information
en ligne, mais aussi à l’origine des évolutions du
secteur des médias. Ainsi,
pour nous limiter aux aspects économiques, notre analyse prend
en compte des
facteurs tels que la nature transnationale des structures
étudiées, qui peut
influencer la mise en place des stratégies éditoriales et
économiques. De même,
nous incluons dans notre étude le processus de
libéralisation des échanges
économiques, qui débouche sur un contexte fortement
concurrentiel, et la montée
en puissance des actionnaires dans la gestion stratégique des
entreprises qui
jouent un rôle déterminant dans la recherche d’une
rentabilité croissante dans
la production et de la diffusion des contenus d’information en
ligne.
L’espace public
Afin de mesurer la
portée réelle de ces facteurs économiques dans l’analyse de l’industrie
informationnelle, il convient de prendre en compte ce que Jean-Guy Lacroix
appelle la complémentarité sociale de
celle-ci [Lacroix, op.cité, p.9]. Autrement dit, il est impératif de
s’intéresser aux liens organiques et dialectiques que les industries
culturelles entretiennent avec les différents domaines du social. Dans le cas
de l’information de presse, cette complémentarité s’exprime à travers les
spécificités de ce que Jürgen Habermas a appelé en 1962 la sphère publique[3].
A travers ce concept fécond, qui a été maintes fois critiqué et modifié, y compris
par Habermas lui-même, nous souhaitons introduire dans notre réflexion la
dimension sociale de l’information. Cette dernière consiste en un élément
constitutif du débat public, marquant ainsi, en principe, une différenciation
de l’industrie de la presse par rapport à celle du divertissement. Par
l’élaboration de ce concept Habermas « matérialise » d’une certaine
manière toute une série de débats et de
discussions autour du rôle des médias au sein de notre société qui prend
racine, du moins en France, au début du dix-neuvième siècle. Malgré le
caractère normatif du concept de l’espace public, nous pensons que les
interrogations qu’il soulève ainsi que les travaux qui y prennent appui sont
utiles pour la compréhension de notre objet de recherche.
En fait, derrière
le thème de l’espace public se cache en réalité la question de la démocratie
moderne et de son mode de fonctionnement. En dépit du fait que nous soyons loin
de penser que la pluralité de l’information est une condition suffisante à elle
seule pour la démocratie, nous pouvons difficilement faire l’économie de la
question dans notre analyse. D’autant plus que, traitant un sujet concernant
les médias, nous nous retrouvons confrontés à une série de logiques
professionnelles qui concernent la déontologie et les règles du travail
journalistique. Ces dernières sont mises en avant comme autant de garanties de
la protection du débat public et par conséquent comme des piliers de la
démocratie, telle qu’elle existe aujourd’hui.
[1] « the political
economy of mass média is the analysis of a specific historical phase of this
general developement [of capitalisme]
linked to historically distinct modalities of cultural production [...] While
accepting that the mass media can be politically and ideologically
overdetermined at many conjuctures, a political economy, as I understand it,
rests upon ultimate determination by the economic (a level that itself always
remains problematic and to be defined in the process of analysis ».
[2] « this
approach is open to a range of explanatory approaches and rejects the view that
all reality is reducible to one specific causal force ».
[3] Habermas Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1978.
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