4. Démarche empirique

S’intéresser à une forme d’industrie culturelle, telle que nous l’avons définie, suppose que l’on accepte d’examiner un processus de production et de consommation de biens culturels et informationnels, tout en reconnaissant leur spécificité. Dès lors la question qui se pose est de savoir si l’on s’intéresse davantage au processus industriel de production et de tout ce qu’il implique ou si on se penche plutôt du coté de l’individu et de l’usage que celui-ci fait de ces biens. Ceci dans le cadre d’un travail de recherche comme le nôtre qui implique des limites en termes de temps. 

En ce qui nous concerne nous avons décidé de privilégier l’aspect de la production, « c’est à dire la forme de celle-ci, le rôle de l’Etat, la structure des industries, les conditions infra structurelles de leur développement et l’internationalisation de la production autant que des produits » [Lacroix, op. cité, p.13]. En d’autres termes nous croyons que « dans la contradiction production/consommation l’aspect principal est la production » [de la Haye et Miège, op.cité, p.162]. Nous pensons en effet, à l’instar des auteurs précédemment cités que si l’émetteur-producteur n’est pas omnipotent, il influe néanmoins nettement sur les comportements, et il modèle, ou du moins tente de modeler, la demande. Et ceci plus encore dans le cas de l’internet, un domaine relativement récent dont les usages sont en cours de formation.

En conséquence, nous allons adopter dans notre étude des outils théoriques tels que le concept de logiques sociales qui, selon Gaëtan Tremblay, « renvoie à un ensemble de règles qui orientent la structuration et le fonctionnement d’un secteur industriel, qui déterminent les caractéristiques et l’articulation des fonctions de création, de production, de mise à disposition et de consommation des produits culturels » [Tremblay, 1997, p.14]. Nous allons ainsi focaliser notre analyse sur les stratégies d’acteurs qui, selon l’auteur, constituent un concept complémentaire au précédent qui « fait référence à la dynamique des acteurs qui poursuivent certains objectifs propres et mettent en place une série de moyens d’action pour les atteindre » [ibid. p.14].

Ce choix théorique nous fait naturellement orienter notre recherche de terrain vers l’examen des discours des acteurs de l’information en ligne. Ceci afin de les confronter aux faits économique objectifs et dégager ainsi les stratégies effectives appliquées par les acteurs sur le marché de l’internet. C’est ainsi que nous avons procédé entre juin 2003 et juillet 2005 à une série de quarante-cinq entretiens semi-directifs. Les personnes rencontrées font partie de deux catégories : d’une part il s’agit de cadres opérationnels travaillant pour les structures qui font partie de notre échantillon ; d’autre part, il s’agit « d’experts » qui disposent d’une bonne connaissance du secteur de l’information en ligne sans forcement assumer des fonctions opérationnelles.

Dans la première catégorie, nous avons dû nous adapter aux caractéristiques spécifiques des médias. En effet, au sein des organisations médiatiques la direction de l’entreprise est dans bien de cas distincte de la direction éditoriale, assumée dans la plupart de cas par les rédacteurs en chef[1]. Dans le premier cas on peut parler de stratégie économique et dans le second de positionnement éditorial. Si les deux aspects de direction d’une entreprise de média sont interdépendants, le plus souvent le positionnement éditorial obéissant à une stratégie économique, les prérogatives et les discours de personnes qui assument ces fonctions diffèrent. Pour cette raison nous nous sommes efforcés de repartir nos contacts entre les deux catégories. Cependant, la nature de l’activité de la personne interrogée définit largement les informations qu’elle est susceptible de nous communiquer. Aussi, l’entretien avec un cadre dirigeant nous fournira davantage d’éléments concernant la stratégie économique des acteurs alors que le journaliste ou le rédacteur en chef nous informera davantage sur le positionnement éditorial et les pratiques professionnelles internes. Afin de maintenir l’équilibre de notre analyse nous avons recouru dans chaque cas à des sources d’information supplémentaires, essentiellement en provenance de la presse, afin de compléter notre compréhension de la stratégie globale de l’acteur étudié[2]. La mise en perspective des choix stratégique a été également faite par l’étude de documents internes, rapports annuels et documents de référence auxquels nous avons pu accéder.

Dans la deuxième catégorie des « experts » nous avons fait appel à des personnes qui ne travaillent pas au sein des structures faisant partie de notre échantillon mais qui disposent d’une bonne connaissance du secteur de l’information en ligne de par leur activité professionnelle antérieure ou leur engagement au sein de groupements professionnels, d’associations ou d’institutions relatives à notre objet de recherche. Les entretiens que nous avons effectués avec ce type d’acteur n’ont pas donné lieu, pour la plupart, à des citations dans notre texte. Ceci parce que les informations que nous avons recueillies auprès d’eux nous ont essentiellement servi à appréhender des aspects contextuels du marché de l’information en ligne.

Malgré notre attachement à l’offre, nous ne pouvons ignorer les apports des chercheurs concernant la capacité de l’usager à contourner ou à modifier profondément les usages prescrits par les industriels de la communication. Si elle ne constitue pas le cœur notre approche, la prise en compte de cet aspect est indispensable pour mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement d’un domaine de la communication dans lequel, en vue de son histoire, les industriels ont tardé à s’implanter solidement. Cette particularité de l’internet fait que le processus d’innovation industrielle est intrinsèquement lié à l’appropriation sociale de l’outil. Ainsi, les industriels du secteur de l’information en ligne continuent de s’inspirer pour leurs produits et services d’idées venant de simples usagers. Ce qui ne diminue aucunement à nos yeux leur volonté d’imposer dans le secteur leur propre vision industrielle et marchande du cyberespace. C’est la raison pour laquelle nous consacrons un chapitre à la question des usages de l’information en ligne.

Le choix de notre échantillon a été motivé par notre volonté de mettre en relation des acteurs de nature et d’origine différentes, puisque leur mise en concurrence au sein du réseau constitue le fondement de notre problématique. Ce choix nous a conduit à élargir notre terrain de recherche pour y intégrer un nombre de structures relativement élevé dont certaines pourraient faire l’objet d’une monographie. Nous sommes conscients que cet élargissement, qui peut être interprété comme une dispersion, pourrait au premier abord sembler nuisible à la qualité et à la profondeur de notre analyse. Cependant, une fois l’analyse du corpus effectuée, nous avons retenu dans notre texte un échantillon plus réduit que celui envisagé initialement, constitué de structures qui nous ont parues particulièrement pertinentes pour notre objet de recherche. C’est la raison pour laquelle nos résultats ne font pas apparaître la totalité des sociétés auprès desquelles nous avons sollicité et obtenu des entretiens. Néanmoins, les nombreux contacts établis avec les professionnels de l’information en ligne ont contribué à élargir la vision et la compréhension que nous avions de ce secteur particulièrement complexe.

Les sociétés que nous avons étudiées proviennent du secteur de médias (émanations électroniques de la presse, de l’audiovisuel et des agences de presse), des télécommunications (portails généralistes appartenant à des opérateurs de télécommunications) et de l’internet (moteurs de recherche, annuaires, services de veille). Cette catégorisation initiale sera explicitée lors de l’exploitation de nos résultats. En ce qui concerne les deux dernières catégories nous avons réussi à constituer un échantillon quasi-exhaustif incluant pratiquement toutes les structures d’importance. En ce qui concerne les médias, leur grand nombre nous a imposé de faire une sélection et de constituer ainsi un échantillon non exhaustif mais que nous considérons comme représentatif. Les critères de sélection que nous avons appliqués sont à la fois d’ordre quantitatif et qualitatif. Dans les critères quantitatifs, nous avons intégré la taille des acteurs en question en termes d’audience et de chiffre d’affaire. Nous avons sélectionné des structures présentant une bonne visibilité en ligne et réalisant une audience élevée. De même, nous avons tenté d’intégrer à notre échantillon les entreprises dont le poids économique les fait apparaître comme des acteurs majeurs, donc « structurants », du marché de l’information en ligne. En ce qui concerne les critères qualitatifs, nous avons inclus dans notre échantillon des producteurs qui historiquement ont eu un engagement relativement ancien dans le secteur de l’internet cela nous permettant de mieux discerner leurs stratégies respectives dans le long terme. Enfin, nous avons également constitué cette sélection en prenant en compte les caractéristiques particulières de chacune des structures étudiées. Ceci afin de pouvoir appréhender une large palette de configurations originales, qui chacune nous offre un terrain d’analyse fertile.



[1] Cette dualité des médias, qui disposent d’un « support » visible comme d’une entité juridique sous forme d’entreprise privée ou publique est source de confusion. Ceci parce qu’un « support » (journal, magazine, chaîne de télévision, station de radio, site internet) s’identifie avec une société qui en est le propriétaire, mais l’inverse n’est pas vrai. Un groupe de communication peut disposer de plusieurs « supports » différents. Afin de clarifier cette ambiguïté dans le texte nous avons décidé d’appliquer une distinction en ce qui concerne la forme écrite, à l’exception de notes de bas de page, qui renvoie au caractère éditorial ou économique de ce à quoi nous faisons référence. Ainsi, tous les noms de « supports » médiatiques et des rubriques ou services éditoriales seront en italiques (p.e. Le Monde, International ou lemonde.fr), alors que les sociétés, groupes ou pôles financiers seront sous forme normale (p.e. Le Monde S.A. ou le groupe Le Monde-LaVie).

[2] Une partie des articles de presse qui seront utilisés proviennent des sites d’information. Afin de faciliter la lecture nous proposerons à chaque fois les liens hypertexte vers les articles originaux qui sont pour la plupart archivés mais demeurent en libre accès. Cependant, en raison de la volatilité de l’internet, nous ne pouvons garantir que les articles en question seront toujours disponibles à la même adresse au moment de la lecture de cette Thèse.



Entretiens effectués dans le cadre de la recherche de terrain

Période comprise entre juin 2003 et juillet 2005

 

Agences Web productrices de contenus d’information

L’Ile des Médias

Renaud de la Baume, journaliste - PDG, Paris, vendredi 13 juin 2003

Aurelien Inard, directeur de la production,  lundi 19 mai 2003 (par téléphone)

Web Press Agency

Patrice Gascoin, journaliste - rédacteur en chef, Paris, jeudi 5 juin 2003

Prod’Interactive

Arnaud Cervera, responsable technique, Paris, mercredi 18 juin 2003

Mediasactu

Didier Bonicel, directeur associé, Paris, mercredi 11 juin 2003

Fabien Lacoste, rédacteur en chef, Paris, vendredi 20 juin 2003

Webredacteurs

Stéphane Ghys, président - directeur, Paris, jeudi 5 juin 2003

Frédéric Panserrieu, rédacteur - chef de projet, Paris, vendredi 13 juin 2003

Digipresse

Philippe Blanchard, rédacteur en chef - directeur, Paris, samedi 21 juin 2003

Editoile

Anne Tézenas du Montcel, PDG, responsable du pôle éditorial, Paris, jeudi 4 décembre 2003

 

 

Portails généralistes, fournisseurs d’accès, annuaires, moteurs de recherche

Club Internet

François Bocquet, directeur du portail, mercredi 30 avril 2003 (par téléphone)

Tiscali France

Frédéric Saint-Sardos, directeur de programmes, Paris mardi 10 juin 2003

Franck Attia, rédacteur en chef, Paris, mardi 24 juin 2003

AOL France

Jérémie Clévy, rédacteur en chef, Neuilly, mercredi 25 juin 2003

Wanadoo – Voilà

Jean-Marc Steffann, directeur adjoint de la division portails, Paris, mercredi 10 décembre 2003

Yahoo ! France

Julien Laroche-Joubert, Lead Surfer, responsable de Yahoo News, Paris, jeudi 11 décembre 2003

Free

Cyril Poidatz, PDG, Paris, mardi 4 mai 2004

Net2one

David Berrebi, responsable marketing, Paris, jeudi 11 juin 2003

Christine Lam, documentaliste, Paris, jeudi 11 juin 2003

NewsisFree

Mike Krus, fondateur et gérant, vendredi 24 mai 2004 (par téléphone)

Lycos France

Olivier Soussan, responsable marketing, Paris, mercredi 28 avril 2004

MSN France

Guillaume Friant, responsable de la division information, par téléphone 29 mars 2004

Google France

Franck Poisson, ancien directeur général, vendredi 12 juillet 2005 (par téléphone)

 

Médias en ligne et journaux électroniques

Les Echos

Philippe Jannet, directeur des éditions électroniques, Paris, jeudi 4 décembre 2003

Le Monde Interactif

Yann Chapellon, directeur général, Paris, lundi 8 décembre 2003

Libération

Johan Hufnagel, rédacteur en chef adjoint des éditions électroniques, Paris, mercredi 5 mai 2004

Courrier International

Marco Schütz, rédacteur en chef du site internet, jeudi 13 novembre 2003 (par téléphone)

Groupe L’Express-Expansion

Sophie Gohier, responsable marketing, Paris, jeudi 29 avril 2004

Le Monde Diplomatique

Philippe Rivière, responsable du site internet-journaliste, Paris, lundi 8 décembre 2003

Reuters France

Thierry Vlaeminck, responsable online France, Paris, jeudi 6 mai 2004

e-TF1

Emond Pascal, rédacteur en chef e-TF1, mardi 15 2004 (par téléphone)

Zdnet

Emmanuel Parody, rédacteur en chef, Paris, vendredi 30 avril 2004

Transfert

Alexandre Piquard, rédacteur en chef, Paris, mercredi 10 décembre 2003

Journal du Net

Philippe Guerrier, rédacteur en chef, Paris, lundi 8 décembre 2003

 

Groupements divers et autres

CESP

Hélène Haering, chargé d’études internet, Paris, mardi 10 juin 2003

Diffusion Contrôle

Jean-Marc Pannier, responsable du bureau internet et multimédia, Paris, mardi 17 juin 2003

Médiametrie

François-Xavier Hussherr, responsable département internet, Paris, mardi 9 décembre

Tocsin

Pierre-Yves Scneider, journaliste-fondateur de Tocsin.net, Grenoble, mardi 11 novembre

Cassiopress

Paul-André Tavoillot, PDG, ex-journaliste à la Tribune.fr, Paris, jeudi 11 décembre 2004

GESTE

Elisabeth Chamontin, anciennement directrice des éditions électroniques d’Investir, Commission des modèles économiques du GESTE, Paris, vendredi 5 décembre 2003

Astrid Flesch, responsable juridique, Paris, jeudi 11 décembre 2003

FING

Hubert Guillaud, rédacteur en chef du portail de la Fing et de la Newsletter Internet Actu, Paris, mercredi 28 avril 2004




5. Plan de la Thèse

Notre travail se présente en deux parties. La première vise à restituer le contexte dans lequel a eu lieu l’émergence et s’effectue la consolidation de l’information en ligne. La seconde s’efforce d’analyser les stratégies des acteurs qui y sont impliqués.

Le premier chapitre traite des apports théoriques autour de l’avènement supposé de la « société de l’information », sous un angle critique. L’objectif est de recenser les approches qui ont constitué le paradigme idéologique dominant à la fin du XXème siècle marquant ainsi les stratégies des acteurs qui se sont engagés sur le marché de l’internet. Le deuxième chapitre tente de recenser les mutations structurelles qui ont caractérisé le secteur des industries culturelles dans son ensemble d’un point de vue économique. Il insiste notamment sur les tendances corrélatives de financiarisation progressive et de concentration des médias en France et sur leurs enjeux industriels. Nous y abordons également le rôle qu’a joué l’internet dans ces mouvements. Le troisième chapitre étudie de plus près l’évolution des médias d’information en termes économiques et tente de dégager l’impact de celle-ci pour la production éditoriale. Nous y examinons notamment la montée en puissance des mesures d’audience et du marketing dans les stratégies des acteurs de l’information ainsi que celle de la sous-traitance éditoriale. Le quatrième chapitre s’intéresse dans un premier temps aux usages de l’information en ligne tels qu’ils se présentent à travers les études disponibles sur la question. Ensuite nous nous efforçons d’articuler ces usages avec les mutations de l’espace public observées par ailleurs. Le cinquième chapitre concerne plus particulièrement la question de l’avènement supposé de la « nouvelle économie » et tente de confronter les caractéristiques économiques de l’internet, à travers la théorie de l’économie de l’information et des réseaux, aux spécificités des industries culturelles. Ceci afin de mesurer le décalage entre la théorie économique et les applications concrètes de l’internet pour ce qui nous concerne. Dans le sixième chapitre nous nous efforçons de mettre en perspective les stratégies des opérateurs de télécommunications concernant leurs portails respectifs, marquées par leurs logiques propres. Le septième chapitre se réfère aux intermédiaires et leur rôle croissant dans la diffusion de l’information sur l’internet. Enfin, le dernier chapitre tente de définir les stratégies diversifiées adoptées par les médias sur l’internet.    

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