8.5 Les agences

8.5.1 L’île des Médias

L’île des Médias est une société hybride dont les activités se sont étendues progressivement dans de domaines aussi divers que l’édition de sites d’information, de sites de commerce électronique, la publication de magazines papier, la création et l’entretien de sites institutionnels, la communication de crise, le marketing ou la syndication de contenu. Son parcours illustre la porosité des frontières entre ces activités sur l’internet, accentuée par la crise économique qui a frappé le secteur en 2001.

 

Création d’une « agence de presse internet »

L’île des Médias a été créée 1996 par le journaliste Renaud de La Baume et Jérôme Hérard, bénéficiant d’un financement de la part de Bruno Bonnell, PDG de la société éditrice de jeux vidéo Infogrames. Renaud de La Baume avait travaillé auparavant pour Libération, La Tribune et L’Express, essentiellement dans des thématiques économiques. En 1995, à l’occasion de la rédaction d’un livre sur l’avènement du multimédia, il découvre l’internet. Il décide alors de créer une agence de presse spécifiquement conçue pour fournir du contenu aux futurs journaux en ligne, qui n’existent pas encore. Cette anticipation sur l’émergence d’un marché nouveau et la tentative de se positionner avant les autres dans un créneau innovant rapproche L’île des Médias aux autres start-ups du secteur de l’internet qui ont vu le jour à la fin des années 90 en France.

« L’idée c’était de créer une agence de presse pour des journaux sur l’internet, pour alimenter des journaux qui n’existaient pas encore. C’était ça l’idée principale. J’imaginais que très vite il allait avoir beaucoup de journaux en ligne et qu’il faudrait développer une écriture nouvelle et spéciale pour changer un peu le métier de journaliste. Ce n’était pas la technologie qui m’intéressait, c’est plutôt une nouvelle manière de véhiculer la pensée qui est intéressante avec internet ». Renaud de La Baume, fondateur de L’île des Médias, juin 2003

La première activité de l’agence de presse a été la reconstitution de procès contemporains. Il s’agissait d’exploiter les possibilités offertes par l’internet en ce qui concerne le multimédia afin de donner une idée exacte aux internautes des moments les plus intéressants de procès en cours. Le produit était vendu à Infonie et diffusé sur le portail du fournisseur d’accès. Par la suite, la société a développé son activité d’édition de sites d’information spécialisés avec la création de Overgame, sur les jeux vidéo et Loginews, sur les logiciels open source. Elle a également pris en charge la création de sites pour des magazines papier comme Marianne en ligne pour l’hebdomadaire Marianne et Nouveléco, pour le mensuel d’information technologique et économique Nouvel Economiste. La croissance de la société a été régulière puisque son chiffre d’affaires est passé de 0,4M d’euros en 1997 à 1,5M d’euros pour l’exercice 2000, ce qui lui a permis d’engranger de bénéfices de l’ordre de 100 000 euros pour la même année. En 2001, L’île des Médias s’est engagée dans un mouvement de concentration en rachetant plusieurs supports internet et papier qui se sont trouvés en difficulté financière du fait de la crise du secteur publicitaire. Selon le fondateur de la société, « nous profitons de la stratégie de repli des grands groupes de presse. Pour nous, jeunes PME du secteur, c’est une aubaine à saisir »[1]. Ainsi, en mai 2001 L’île des Médias a fait l’acquisition de Agoride, magazine en ligne sur les sports de glisse, qui se trouvait alors en liquidation judiciaire. En octobre 2001, la société a acquis la majorité du capital de Transfert, société éditrice du mensuel et du site internet du même nom, et en janvier 2001 elle rachetait le magazine Newbiz au groupe Tests et à L’Express. Ces rachats successifs de titres déficitaires ont porte atteinte à la rentabilité de L’île des Médias dont les pertes se sont élevées à près de 2,5M d’euros pour l’exercice 2002.

 

« Nouvelle presse » une initiative cassée par la crise

Parallèlement, Renaud de La Baume a été l’un de membres fondateur de l’association Nouvelle Presse qui regroupait plusieurs patrons d’entreprises de presse électronique. L’association, créée en juin 2000, visait à sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels de l’internet, l’opinion publique aux questions que soulève l’information sur l’internet et plus généralement l’information numérique diffusée sur les réseaux »[2]. Les actions entreprises par Nouvelle Presse militaient pour la reconnaissance d’un nouveau mode d’exercice du journalisme et d’un statut spécifique d’entreprise de presse en ligne. Ses revendications, qui se différenciaient sensiblement de celles formulées par le Geste regroupant essentiellement des médias installés, s’articulaient autour de deux axes. Sur le plan économique, il s’agissait d’obtenir un certain nombre d’avantages équivalents à ceux de la presse traditionnelle mais adaptés au secteur de l’internet. Il a été question de réductions sur l’achat de bande passante, à l’image de celle des frais postaux dont bénéficient les journaux, et d’un abaissement de la TVA sur la vente des abonnements en ligne. Sur le plan éditorial et institutionnel, l’association a lancé l’idée d’un label pour les sites d’information effectuant un travail journalistique afin d’éviter la confusion entre l’information et la communication d’entreprise. Il s’agissait alors de « protéger » le métier de journaliste sur l’internet d’un glissement progressif vers une activité de relations publiques et de communication. Par ailleurs, les membres de Nouvelle Presse ont revendiqué la reconnaissance pour leurs sociétés du statut d’agence de presse ou de publication de presse par la CPPAP (Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse), chargée de donner un avis sur l’application aux journaux et écrits périodiques des textes législatifs ou réglementaires prévoyant des allégements en faveur de la presse. 

Cependant, cette période de foisonnement sur le plan économique, mais également sur celui du débat public autour de l’émergence de l’information en ligne, a été brutalement stoppée lorsque la crise est survenue. En ce qui concerne L’île des Média, les rachats successifs se sont révélés des échecs financiers et les titres acquis et créés par la société ont arrêté leur fonctionnement à l’exception d’Agoride et d’Overgame. Par ailleurs, dans les années 2001-2002, l’association Nouvelle Presse a été dissoute et ses revendications sont restées lettre morte. La crise du secteur de l’internet a signalé le début de rationalisation des investissements des annonceurs et par la même l’effondrement du modèle gratuit sur lequel a été fondée la stratégie de L’île des Médias.

« En 2000 et 2001 la publicité a bien marché, mais à partir de septembre 2001 il n’y a plus eu de publicité, elle est morte. Les dépenses se sont concentrées sur de grands portails comme TF1 et Wanadoo, elles se sont concentrées sur les sites avec une très grosse audience et ont complètement quitté les petits journaux. Donc nos revenus ont chuté de 80%, on n’arrivait plus à payer nos journalistes et on a arrêté. Il y a des avantages pour un média sur l’internet, la rapidité de réaction est exceptionnelle. Mais par contre il n’y a pas d’argent. Combien il y a de journaux indépendants sur l’internet qui font vivre leurs journalistes ? Je pense qu’il n’y a pas dix en France. C’est effrayant ! Avant il y en avait plein mais il n’y en a plus parce qu’il manque les ressources nécessaires. Le paiement n’existe pas, ou seulement pour des gens comme Le Monde. Je connais beaucoup de gens qui se sont essayés et ils ont échoué. C’est un échec total. La publicité ne fonctionne pas non plus, alors qu’est-ce qu’il reste ? Je pense qu’il n’y absolument aucun avenir sur l’internet pour les journaux indépendants ». Renaud de La Baume – L’île des Médias

 

Repositionnement stratégique suite à la crise

Suite à la crise du secteur des années 2001-2002, L’île des Médias a opéré un virage stratégique en repositionnant l’essentiel de ses activités sur le créneau élargi d’agence web. A l’origine le concept des agences web a émergé lors du mouvement de création des sites institutionnels par des entreprises de secteurs divers. Il s’agissait de prestataires de services qui assuraient la création et l’entretien de tels sites. Par la suite, certaines agences web ont étendu leurs activités vers une expertise éditoriale consistant à produire un contenu rédactionnel régulièrement renouvelé pour les sites institutionnels. Dans le contexte des relations publiques généralisées, la demande pour des contenus d’information sur mesure de la part d’entreprises et d’institutions s’est considérablement accrue. C’est sur ce terrain que L’île des Médias s’est progressivement repositionnée dans son processus de recherche de créneaux d’activité rentables sur l’internet. Les compétences dans ce domaine ont été acquises au fur et à mesure que l’activité prenait de l’importance au sein de la société.

« C’est un peu le résultat de la demande de clients, qui parfois vous disent : écoutez je suis en train d’orienter mon activité différemment ou au contraire j’ai besoin de ça, de tel outil. En l’occurrence c’est quelque chose qu’on ne faisait pas avant à L’île des Médias et vous avez un client qui vous en fait part. Donc à partir de là vous réfléchissez, vous lui proposez de solutions et vous vous rendez compte qu’en lui apportant la solution vous mettez les pieds sur un terrain sur lequel vous n’aviez pas encore d’activité définie. Si ça marche, et bien vous développez cette activité-là, c’est comme ça que vous étendez les compétences et la typologie de métiers que vous avez dans l’entreprise ». Aurélien Inard, directeur de la production, L’île des Médias, novembre 2003 

Les prestations de web agency éditoriale assurées par la société incluent en 2005 la réalisation de la charte graphique d’un site internet, son développement informatique, son hébergement ainsi que son positionnement marketing. Mais aussi la production de contenu sur mesure, l’achat de mots-clés et le référencement sur les outils de recherche, la mesure et l’analyse d’audience, la sécurisation des échanges et le paiement en ligne. Autrement dit, la société assure toute la chaîne de sous-traitance d’un site internet selon les besoins de ses clients. Ses principaux secteurs d’activités sont le commerce électronique, la communication institutionnelle et financière, les sites de marque et les journaux d’entreprise en ligne. La gamme de services proposés est complétée par une prestation de production vidéo, avec la prise de vue, la réalisation de reportages ou interviews et leur diffusion sur l’internet. La production de contenus éditoriaux sur mesure se fait en deux étapes et en étroite collaboration avec les clients. Par ailleurs, L’île des Médias assure tout le processus de gestion du contenu avec la mise à jour régulière de l’information sous des formats différents, ce qui accroît la visibilité du site institutionnel, notamment auprès des moteurs de recherche.

« Si une société vient sur internet, je vais m’intéresser à son identité, sa culture, son historique. Je veux savoir à qui elle souhaite s’adresser, même hors d’internet. J’identifie ensuite les contenus disponibles en son sein, leurs auteurs, leurs droits de propriété, leur fréquence et leurs formats de diffusion. Des interviews peuvent même être réalisées, c’est l’aspect intérêt des personnes. Vient alors la notion d’animation du contenu, plus classique, qui consiste à savoir si l’entreprise veut un site plaquette ou un site éditorial. On distingue quatre types de flux à ce sujet : les flux automatiques (défilé de communiqués les uns à la suite des autres), les flux périodiques (contenus dont la fréquence de mise à jour est identifiée, telle une newsletter), les flux éditoriaux (mise en avant arbitraire par le responsable éditorial) et les flux aléatoires (remontée de tips, de conseils, depuis une base de données par exemple). […] Je suis partisan de solutions sur mesure, dont les coûts sont vertigineusement inférieurs aux solutions pré-formatées du marché qui structurent l’entreprise et lui offrent peu de flexibilité. L’information, ce n'est pas de la donnée informatique, on ne peut pas la laisser aux mains des informaticiens ! »[3].

La société a également mise en place des concepts originaux comme des sites dormants dédiés à la communication de crise. Il s’agit de sites institutionnels qui sont crées en anticipant les risques potentiels qui pourrait frapper l’activité d’une entreprise (accident industriel, restructuration) et qui sont rendus publics en cas de besoin d’une communication de crise très rapide. En 2005, l’essentiel des recettes de L’île des Médias provient de son activité de web agency qui constitue un créneau porteur avec des clients comme L’Oréal, O’Neil, Alifax ou Scor. Par ailleurs, la société est active dans le domaine du commerce électronique par le biais de son propre site de vente de produits biologiques en ligne, en collaboration avec les magasins Naturalia, biodoo.com. Globalement, le centre de gravité de l’activité de la société s’est complètement déplacé d’une production d’information inscrite dans une démarche journalistique assumée, et même mise en avant, vers une approche de communication institutionnelle. Ceci en raison des difficultés économiques qui caractérisent le secteur de l’information en ligne, par opposition aux prestations de web agency éditoriale dont l’apport financier est croissant. Cependant, pour le fondateur de L’île des Médias il ne faut pas opposer les deux activités, puisqu’il s’agit essentiellement du même métier.

« C’est la même chose, c’est produire du contenu. Je pense que ça existe sur l’internet comme dans la presse écrite. Il y a des revues dans toutes les sociétés maintenant, il y a des revues internet, il y a des consumer magazines dans tous les supermarchés. Il y a aussi des vrais journalistes qui travaillent là dedans. On n’appelle pas ça du journalisme parce que ce sont des gens qui travaillent pour de produits très formatés, il n’empêche qu’ils peuvent être de très bonne qualité aussi. Si vous regardez le journal de la FNAC, Epok, c’est un journal de très bonne qualité. Il est certainement fait par des journalistes de bon niveau, mais il est fait dans le cadre d’une commande d’une entreprise à une autre, il n’est pas fait pour la vente au public. Voilà la différence. Comme dans n’importe quel journal du monde il y a une ligne éditoriale. Imaginons que vous travaillez pour L’Oréal, que vous faites la revue des coiffeurs. Et bien il y aura une ligne éditoriale, peut-être que de temps en temps il faudra parler des produits de L’Oréal, j’en sais rien, mais il y aura quand même une ligne éditoriale sur les coiffeurs ». Renaud de La Baume – L’île des Médias 

 

Information, communication et crédibilité

Ce revirement stratégique a contribué à la santé financière de la société, puisque, pour l’exercice 2004, L’île des Médias a renoué avec la rentabilité avec des gains de l’ordre de 200 000 euros pour un chiffre d’affaires de 1,63M d’euros. A ce redressement des comptes ont participé également les restructurations successives qui ont ramené l’effectif de la société de trente-cinq à quinze salariés entre 2002 et 2005. Cependant, l’activité d’édition de journaux électroniques de L’île des Médias demeure déficitaire. Pour les deux publications principales, Agoride et Overgame qui constituent des filiales distinctes, pour 100 euros dépensés, 20 proviennent de la publicité, 5 proviennent des services mobiles et 15 de la vente de contenu. Ainsi, il y a un déficit permanent dans le budget de ces structures de l’ordre de 60% de leurs dépenses de fonctionnement. Ce déficit est compensé par les profits engrangés par le biais des activités de communication de la société qui elles sont rentables. Nous retrouvons ainsi le schéma précédemment examiné dans le cas de Benchmark Group, éditeur du Journal du Net, dans lequel l’activité d’édition d’un site d’information déficitaire est financée par les autres activités du groupe qui à leur tour bénéficient de la visibilité et de la notoriété procurées par les sites en question.

A ce titre, nous pouvons s’interroger sur l’existence au sein de L’île des Médias du magazine en ligne sur les jeux vidéo Overgame, qui dispose d’une certaine notoriété dans ce domaine, et le fait que le principal actionnaire de la société, après Renaud de La Baume, soit Bruno Bonnell PDG d’Infogrames, une société d’édition de jeux vidéo de premier plan. Nous pouvons alors imaginer que le magazine en question pourrait réserver un traitement favorable aux produits de la société dont le principal dirigeant est également l’un de ses propres actionnaires principaux. Il s’agit d’une question déontologique évoquée de manière implicite lors des entretiens que nous avons réalisé, sans qu’une collusion d’intérêts quelconque soit admise à ce sujet.

« La déontologie n’est pas le cœur du problème parce que nos activités sont trop éloignées les unes des autres pour qu’on puisse tricher avec ça. La déontologie elle est plutôt du coté éditorial quand il s’agit par exemple de journaux sur les jeux vidéo dont les actionnaires sont des éditeurs de jeux, ce qui n’est pas le cas de L’île des Médias. Il y a un certain nombre de titres dans le secteur, je ne vais pas les citer, dont le capital est détenu par des sociétés éditrice de jeux vidéo. Voilà, là vous pouvez parler de déontologie. Quand vous lisez un papier concernant un produit sur l’un de ces journaux vous pouvez vous posez la question de l’objectivité ou, au contraire, de la partialité de l’information ». Aurélien Inard – L’île des Médias

Globalement, l’évolution de L’île des Médias démontre combien il est difficile de rentabiliser une activité d’agence de presse pour des publications en ligne. Les initiatives entreprises dans les premières années du développement de l’internet en France visaient à transposer le modèle de la presse écrite sur le réseau. Il s’agissait d’établir des distinctions claires entre les secteurs de l’information et de la communication par le biais de la reconnaissance institutionnelle de la « nouvelle presse » qui émergeait sur l’internet. Or, la crise du secteur intervenue en 2001 a déplacé l’enjeu d’une recherche de crédibilité et d’égalité face aux médias traditionnels, en ce qui concerne le cadre législatif et institutionnel, à une recherche de ressources financières capables de soutenir l’activité des nouveaux acteurs. Dès lors, les interrogations de nature ontologique, comme par exemple le fait de distinguer par un label les sociétés qui produisent de la « vraie » information, ont cédé leur place à des considérations plus pragmatiques relatives à la survie des entreprises en question. Les pionniers du secteur de l’information en ligne, comme le fondateur de L’île des Médias, ont complètement révisé leur approche, passant d’une dénonciation de l’intrusion des communicants dans le secteur de l’information en ligne à l’adoption d’une démarche mêlant communication et information dans leur travail quotidien. Ceci afin de pouvoir financer l’édition de sites d’information malgré l’absence de rentabilité d’une telle activité à moyen terme.           

 



[1] Source : « L’Ile des Médias, groupe de presse ou archipel ? », David Prud’homme, O1Net, 4 janvier 2002. Accessible à l’adresse : http://www.01net.com/article/173320.html

[2] Communiqué de presse de l’association « Nouvelle Presse », 19 juin 2000.

[3] Interview accordée par Jérôme Hérard, directeur général de L’île des Médias, accordée à Fabrice Deblock, Journal du Net,10 mars 2003 accessible à l’adresse : http://solutions.journaldunet.com/itws/030310_it_herard.shtml

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