8.4.3 Transfert

L’historique de la création et de la fin de Transfert est révélateur de difficultés rencontrées lors de tentatives de mettre en place une structure indépendante d’information en ligne. La société du même nom a été initialement créée en 1998 afin d’éditer un magazine d’information technologique et un site internet équivalent. Le journaliste Christophe Agnus, fondateur du projet, avait contribué dès 1996 à la création du site internet du magazine L’Express pour lequel il travaillait. A la fin des années 90, en raison de la diffusion de l’internet en France, il a décidé de mettre en place un concept original qui consistait à coupler dès sa création le magazine trimestriel Transfert avec le site internet transfert.net. Le même principe a été appliqué aux Etats-Unis par le magazine Wired.

 

Première période : une start-up prometteuse

Christophe Agnus a bénéficié pour le faire d’un financement extérieur initial en juillet 1999, puis en juin 2000 d’un deuxième tour de table auprès de sociétés de capital risque, notamment FD5 qui a apporté 1,5M d’euros. Le concept se fondait sur l’intérêt très fort que suscitaient à l’époque les thématiques relatives à l’internet et les nouvelles techniques d’information et de communication, illustré par le lancement de nombreux magazines et suppléments de journaux sur le sujet. L’originalité du projet consistait en la tentative d’établir une complémentarité entre les deux supports. Ainsi, le contenu de l’édition précédente du magazine était librement accessible sur le site internet dès la parution du nouveau numéro. Par ailleurs, un effort important était consenti dans la production de contenus propres au site internet, notamment avec la mise en ligne d’interviews en vidéo. En avril 2000, le tirage de Transfert se situait autour de 60 000 exemplaires par numéro et le trafic du site était de 470 000 pages vues par mois environ. 

En Octobre 2000, en pleine période spéculative autour de l’internet, il a été décidé le passage du magazine à une périodicité mensuelle. Parallèlement, le site internet est devenu un quotidien en ligne proposant deux éditions par jour sur des thématiques technologiques. La ligne éditoriale de Transfert était articulée autour des enjeux sociaux et économiques des évolutions technologiques selon une approche critique. De ce point de vue, il se différenciait sensiblement d’autres magazines créés à l’époque, comme Newbiz, Web Magazine ou Nouvel Hebdo, qui traitaient davantage de la « nouvelle économie » dans une perspective professionnelle et financière. Les sources de financement de Transfert, outre l’achat au numéro et l’abonnement au magazine, provenaient de la publicité et surtout de l’activité d’agence de presse de la société qui réalisait le supplément multimédia de L’Express et avait produit du contenu pour, entre autres, Canal+, la Fnac et le fournisseur d’accès Infonie.

Cependant, malgré le succès du titre en termes éditoriaux, avec de nombreuses reprises de ses articles par la presse, l’activité demeurait déficitaire. Cette situation a été aggravée par la crise du marché publicitaire survenue en 2001 et la fin de plusieurs partenariats établis concernant la vente de contenus. Le fondateur de Transfert a alors cherché un nouveau financement extérieur qui est venu de L’île des Médias SA, société éditrice de plusieurs sites internet d’information spécialisée. L’île des Médias est devenu ainsi le premier actionnaire de Transfert en octobre 2001 en apportant de fonds de près de 1M d’euros. Les nouveaux propriétaires de Transfert ont initié une lourde restructuration accompagnée du licenciement de la moitié de ses effectifs visant à rééquilibrer les comptes.  En mai 2002, après avoir continué à subir de pertes importantes, Transfert a déposé son bilan signifiant ainsi la fin du magazine mais également celle du site internet.

 

Deuxième période : relancement associatif et modèle payant

Au début de l’année 2003, une partie de l’ancienne équipe du magazine a décidé de relancer le site internet transfert.net. Dans cet objectif a été créée l’association Transfert 2, présidée par Valentin Lacambre et Laurent Chemla, qui a racheté le titre et les archives. Il s’agissait de créer une « plate-forme d'information en ligne indépendante et associative » constituant « une expérience de travail en réseau, décentralisé et collégial »[1]. La partie magazine a été abandonnée et l’équipe, formée d’un poste de rédacteur en chef à plein temps, six postes de journalistes en temps partiel et une vingtaine de pigistes, s’est concentrée sur le site internet. Transfert 2, qui disposait d’un budget de fonctionnement de 15 000 euros par mois, a repris la ligne éditoriale de la version précédente visant à un traitement critique de l’actualité de l’internet et des nouvelles techniques d’information et de communication.

« Nos vies sont de plus en plus régies par les nouvelles technologies, dont l’influence se fait sentir d’un point de vue tant scientifique et économique que politique, social et culturel. Alors que la profession de journaliste internet est sinistrée et que la quasi-totalité des rubriques multimédia ont disparu des journaux, nous pensons que l’internet ne se résume pas au consumérisme des pages high-tech. Au contraire, le sujet mérite, selon nous, un traitement journalistique de toutes ses implications. L’internet et les nouveaux réseaux révolutionnent la notion d’accès à l’information. Nombre de professionnels des médias semblent désorientés par la profusion de données disponibles. Le fil d’info de Transfert.net veut être un outil pour percevoir et comprendre toute la richesse du Net. Il apporte au débat public des sujets et questions émanant des réseaux qui, faute de relais et de validation journalistiques, peinent à être entendus […] Ce statut associatif renforce notre indépendance : nous ne connaissons aucune pression de la part d’actionnaires. Notre site ne contient aucune publicité. Nous choisissons, décryptons et transmettons l’information librement, sans pression de la part d’annonceurs. Notre but : proposer un contenu complémentaire de celui diffusé par les agences et médias traditionnels »[2]. 

Effectivement, afin de s’affranchir de la contrainte publicitaire, les fondateurs de la nouvelle version de Transfert ont imaginé un modèle économique original. Ca consistait à combiner une offre d’information et de services payants pour les professionnels, qui constituait auparavant une partie importante de l’audience, avec la possibilité pour le grand public d’accéder gratuitement à une partie du contenu. Concrètement, l’abonnement professionnel à titre individuel était de l’ordre de 15 euros par mois, avec l’information, des outils de suivi, de recherche et de veille. L’offre était complétée par un abonnement destiné aux institutions, aux associations ou aux entreprises, avec le droit de republication et la possibilité d’abonner également un certain nombre de collaborateurs. Les internautes qui ne souhaitaient pas s’abonner avaient la possibilité de consulter cinq articles par semaine au-delà desquels un système utilisant des cookies devait en principe leur interdire l’accès à l’information. L’objectif de cette configuration était de répondre à un impératif de discrimination par les prix, autrement dit pouvoir offrir à la majorité des internautes, qui sont des consommateurs ponctuels, un contenu accessible gratuitement tout en réservant une offre payante à valeur ajoutée pour les professionnels.

« Tout le problème en l’occurrence consiste à savoir comment on fait pour fermer le modèle et imposer le paiement à ceux qui ont une utilité professionnelle, mais qu’il y ait quand même de l’audience sur le site c’est-à-dire que les liens ne soient pas brisés avec le grand public. Il ne faut pas casser la dynamique des liens en rendant tous les contenus inaccessibles, parce que sinon personne sur aucun blog ne va pas renvoyer vers le site. Dans ce cas-là, la diffusion de l’information est cassée donc tu es moins vu, moins connu, c’est mort. Le problème c’est de savoir comment faire payer les professionnels sans choquer les particuliers, qui ne vont pas tirer de revenus de l’information mais qui ont juste envie de s’informer. On voulait éviter que les gens arrivent sur la page d’accueil et qu’il n’y ait rien, c’est porte close, c’est une lettre confidentielle que pour les gens qui ont de l’argent et t’a une audience équivalente à ton nombre de clients, tu écris pour 200 personnes. Ou alors tu laisses le site ouvert et dans ce cas des gens se débrouillent pour ne pas payer. Nous on voulait une solution intermédiaire, on disait il faut qu’il y ait une possibilité de lire pour pas cher notre information mais que les professionnels ne puissent pas profiter de ça ». Alexandre Piquard, rédacteur en chef de transfert.net, décembre 2003

 

 

Contournement du modèle et fin de Transfert

Etant donné le statut associatif de Transfert il n’était pas possible de creuser un déficit. Par conséquent, l’équipe s’est fixée la fin 2003 comme date butoir afin de tester l’efficacité économique du dispositif et s’est lancée dans une production quotidienne d’information originale. Or, l’application technique du modèle économique en question comportait plusieurs failles. Notamment, la restriction de l’accès au site au-delà du cinquième article par le biais de cookies n’était pas fiable puisqu’une manipulation très simple, à la portée de tous les utilisateurs, permettait de les effacer et ainsi contourner le dispositif. De plus, les utilisateurs professionnels du site, qui étaient pour la plupart des journalistes d’autres médias, n’ont pas manifesté l’intérêt escompté pour la formule payante, préférant consulter la partie gratuite du contenu. Ainsi, après plusieurs mois de fonctionnement seul une cinquantaine d’abonnements professionnels ont étés achetés, ce qui était largement insuffisant pour couvrir le coût de fonctionnement du site.   

« Nous on permettait aux gens de regarder cinq articles par semaine que ça soit dans les archives ou dans les informations du jour […] Ce système-là était garanti par un cookie qui comptait combien d’articles avaient lu chaque personne, le problème c’est que c’était une protection beaucoup trop faible. Il y a plein des gens qui ont compris assez vite qu’ils pouvaient effacer les cookies et puis revenir et être reconnus comme s’ils étaient des nouveaux. En plus, il y a pas mal de navigateurs qui en fermant détruisent les cookies de session, ce qui fait que les gens peuvent revenir sans limite. Donc, de facto, on s’est rendu compte que même jusqu’au service d’information du Premier ministre ils s’amusaient à effacer les cookies, et donc ce n’était pas étonnant que personne ne s’abonne. Ça c’était la plus grosse source de contournement du modèle. […] Ce qui est paradoxal c’est que ça fait deux ans que les professionnels de l’information sur le Net n’arrêtent pas de gloser sur le modèle payant, ils essayent tous de trouver un modèle où les gens vont arrêter d’avoir l’information gratuitement et ils vont payer. Ce sont des gens qui glosent avec force colloques, études payées très cher auprès de cabinets de consulting pour trouver un modèle payant, ils en parlent beaucoup mais ils ne veulent pas participer concrètement à cette économie qu’ils appellent de leurs voeux. Il est très difficile aujourd’hui des créer un site indépendant d’information qui soit viable. De facto les sites commerciaux sont inféodés à une activité média classique, comme Le Monde ou TF1 qui sont des gens très puissants, et encore ils arrivent à perdre de l’argent avec ça ». Alexandre Piquard, rédacteur en chef de transfert.net, décembre 2003

 L’incapacité de dégager de revenus satisfaisants a signalé la fin de Transfert 2 qui a déposé le bilan en décembre 2003. Son cas quelque peu emblématique, en ce qui concerne l’internet français, démontre combien il est difficile pour une structure qui ne bénéficie pas de l’appui d’un groupe industriel, qu’il soit du domaine de la communication et des médias ou pas, de survivre dans le secteur de l’information en ligne. En effet, malgré les avantages économiques qu’apporte la transposition sur l’internet d’activités informationnelles comme celle de la presse, les conditions concrètes dans lesquelles les sites d’information sont amenés à fonctionner sont extrêmement difficiles. Ceci parce que dans cette période de transition et de structuration d’un marché auparavant inexistant, l’équilibre économique est impossible à trouver sans le soutien financier massif et durable d’une organisation bien établie. Nonobstant les analyses sur la démocratisation des moyens de diffusion de l’information par le biais du réseau, en raison du faible coût de son utilisation, l’exercice d’une activité de média en ligne de manière professionnelle implique des moyens techniques, financiers et humains considérables, difficilement amortissables dans le court terme. Les initiatives alternatives se trouvent d’autant plus pénalisées qu’elles ne visent pas à satisfaire la demande des annonceurs publicitaires dont les investissements constituent en 2005 l’essentiel des sources de financement disponibles.  

 



[1] Source : http://www.transfert.net

[2] Idem

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