5.4
Mise en réseaux et structure concurrentielle de l’information en ligne
La deuxième caractéristique
fondamentale de l’information en ligne est sa mise en réseaux. Cette
caractéristique est porteuse d’externalités positives, bien connues des
économistes des réseaux. Cet effet de
club peut être direct, comme dans un système de communication de point à
point, tel le téléphone, où chaque nouvel usager représente un interlocuteur
potentiel pour chacun des autres en augmentant ainsi l’utilité individuelle
d’appartenir au réseau. Mais l’effet de club peut être aussi indirect, comme
dans « le cas des services d’information accessibles par Minitel ou
Internet, dont l’utilité pour chacun n’est pas directement fonction du nombre
des autres utilisateurs, mais dépend de l’éventail des services disponibles,
lui-même d’autant plus large qu’une population étendue d’usagers assure la
rentabilité des fournisseurs en ligne » [Curien, 2000, p.16].
Externalités
positives et web « gratuit »
Dès 1999, Michel Gensollen a mis en
évidence le fait que sur l’internet, « la valeur n’est pas créée à
l’endroit et au moment où elle peut être recueillie » [Gensollen, 1999,
p.41]. Autrement dit, il existe une externalité positive significative entre les
informations mises à disposition des usagers gratuitement par des structures
non-marchandes que sont les associations, les communautés et même les sites
personnels, et les services payants. Comme l’écrit l’auteur, « si Internet
n’était constitué que des sites marchands et perdait l’externalité de
consommation entre le web marchand et le web gratuit, il n’y aurait tout
simplement plus de surfeurs. En quelque sorte, les sites marchands bénéficient
de la présence des sites gratuits comme dans un journal, la publicité bénéficie
de l’intérêt des articles auprès desquels elle se trouve »
[ibid, p.23]. L’auteur se réfère ici, en tant que « sites
gratuits », aux sites à but non lucratif, ce qui n’est pas la même chose
que les sites marchands, gratuits pour l’usager final et bénéficiant d’un
financement indirect.
Il
s’agit là de la première motivation
économique qui a poussé les fournisseurs
d’accès à l’internet (FAI) à proposer
des services gratuits, dès la commercialisation d’offres
de connexion pour le
grand public au milieu des années 90. Afin de pouvoir
créer un marché dans le
secteur et d’attirer une large population en ligne, les FAI ont
mis en place
des services offerts gratuitement à travers leurs sites
portails, non seulement
pour leurs propres abonnés mais également pour
l’ensemble des internautes. Il
s’agissait également de différencier leur offre
d’un bien
« homogène » qu’est
l’accès à internet, par la mise à
disposition des
services diversifiés [Dang NGuyen et Phan, 2000]. Un de ces
services a été l’information
en ligne, c’est à dire la diffusion de nouvelles sous
forme de dépêches ou
d’articles sur l’actualité, achetés
auprès de fournisseurs de contenu comme les
agences de presse. Dans la mesure où il s’agissait
d’une forme d’incitation
pour le grand public à se mettre en ligne, l’information
mise à disposition par
les FAI ne pouvait qu’être gratuite pour l’usager
final et financée par les
revenus en provenance de l’accès. Progressivement, avec
l’augmentation du
nombre d’internautes et la constitution de larges audiences, une
partie des
coûts de la constitution d’un service d’information
sur l’actualité a pu être
supportée par les revenus publicitaires.
Par conséquent, les FAI ne bénéficient
pas indirectement uniquement des externalités positives en provenance du web
non marchand, mais également du web marchand fondé sur le financement indirect.
Autrement dit, les acteurs en question bénéficient d’une augmentation du nombre
de leurs abonnés, partiellement grâce à l’offre constituée par les sites d’information
en provenance des médias et financée par la publicité. Ceci, parce que le
nombre d’internautes, qui sont obligatoirement clients d’un fournisseur
d’accès, augmente d’autant plus que l’éventail de services à leur disposition
s’élargit. En retour, les FAI concurrencent les sites-médias sur le terrain
publicitaire à travers leur propre offre d’information gratuite pour l’usager
final. Et ce faisant ils rendent d’autant plus problématique la constitution
d’offres payants de la part des médias, puisque la disposition des usagers à
payer est d’autant moins importante qu’ils peuvent accéder à des briques de
base d’information gratuitement. Les deux offres ne constituent pas des biens
parfaitement substituables, en raison de leur nature différente, mais il n’en
demeure pas moins que cette situation amène un rapport de force favorable aux
FAI et autres fournisseurs de services sur l’internet. Par là même, cette
configuration entrave sérieusement la mise en place de modèles payants de la
part des structures médiatiques, notamment en provenance de la presse.
C’est la raison pour laquelle la
stratégie qui consistait pour les médias producteurs d’information à vendre
leur contenu aux portails, ou d’établir des partenariats en échange de trafic,
a été révisée et même complètement abrogée pour la plupart d’entre eux. En
effet, malgré les recettes financières qu’a engendré un tel positionnement dans
la syndication de contenus, les effets à long terme pour les sites-médias
étaient contre-productifs. Car, non seulement cette stratégie rendait
impossible la mise en place d’une offre payante, mais, en plus, elle
contribuait au succès des portails en termes d’audience et du même coup
renforçait leur position sur le marché publicitaire, dans lequel ils sont en
concurrence directe avec les sites en provenance de la presse, la télévision et
la radio. Encore une fois se pose le problème de l’équilibre difficile à
trouver pour les médias en ligne : d’une part ils souhaitent attirer une
large audience, ce qui implique la circulation libre sur l’internet au moins
d’une partie de leur production, comme les titres des articles qui peuvent
constituer des produits d’appel, mais d’un autre coté, ils essayent également
de verrouiller ce contenu dans le but de le valoriser commercialement directement
auprès des usagers disposés à payer pour y accéder.
Modularité
de l’information en ligne et biens-systèmes
Cette configuration complexe nous
amène à une autre caractéristique des biens informationnels, mise en avant par
les économistes, qui est leur modularité.
En effet, la dissociation de l’information de son support matériel est porteuse
des conséquences importantes qui affectent les conditions de l’offre de ces
biens. Comme l’indiquent Alain Rallet et Fabrice Lequeux, sur l’internet
« il n’est plus possible de tenir chaque service originaire pour ce qu’il
est simplement mais comme un élément parmi d’autres d’une logique de
recombinaison définissant sans cesse de nouveaux services dans le cadre d’un
processus d’assemblage [Rallet et Lequeux, 2004, p.222]. Autrement dit, les
briques de base de l’information en ligne, que sont les articles ou les photos
d’actualité, ne prennent leur sens et ne peuvent être exploités commercialement
que par leur mise en relation avec d’autres, par un service d’assemblage et
d’édition qui présente un tout cohérent. Ce service est rendu dans le secteur
de la presse par « l’objet journal », qui organise et met en relation
les différentes informations, et dans celui de la télévision par la grille de
programmes. Or, sur l’internet la facilité de circulation de l’information
permet à d’autres acteurs que les médias de constituer des biens-systèmes informationnels, dont
l’utilisation finale n’est possible que si plusieurs composantes sont réunies
et assemblées pour l’usager. Une illustration parfaite de cette évolution, dans
le contexte qui nous intéresse ici, est le couple lien-contenu. Afin de pouvoir
accéder à n’importe quel article de presse sur internet il faut obligatoirement
passer par un lien hypertexte qui renvoie à la page web recherchée. Or, ce
lien, qui constitue un bien-système avec l’information vers laquelle il pointe,
n’est pas nécessairement l’exclusivité du producteur de l’information.
N’importe qui peut créer un lien hypertexte vers n’importe quelle information
sur le web, pourvu que l’accès à cette information ne soit pas restreint par
des dispositifs techniques. Par ailleurs, les quantités d’information
conséquentes que nous trouvons sur l’internet complexifie encore davantage la
relation entre les différentes composantes dispersées.
D’où l’émergence d’infomédiaires se plaçant à
l’interface entre les offreurs de l’information en ligne et l’usager final.
Comme l’indiquent Nicolas Curien et Pierre-Alain Muet, « cette
infomédiation peut être institutionnalisée, lorsqu’elle est organisée par des
sites commerciaux, des portails, ou des sites de média, cherchant à valoriser
leur audience » [Curien et Muet, op.cité, p. 40]. Dans le cas qui nous
intéresse ici, l’infomédiation institutionnalisée est prise en charge par un
certain nombre d’acteurs de l’internet, dont le métier principal est la
fourniture de services aux internautes comme la recherche, l’annuaire, et le
courrier électronique. Outre les portails de certains FAI, il s’agit
essentiellement de structures en provenance de l’informatique et de l’internet
comme Google, Yahoo et MSN. Ces acteurs se placent en intermédiaires, en
valorisant leur maîtrise des outils de recherche et leurs larges audiences,
afin de constituer des pages web ressemblant des liens vers des articles de
presse qui se trouvent sur d’autres sites. Ainsi, ils organisent une offre
hétérogène et éclatée qu’est celle de l’information en ligne, en effectuant des
rapprochements entre différentes sources sur la base de critères sémantiques,
géographiques, linguistiques ou chronologiques. Comme le remarque Enrique
Bustamante, ce sont des acteurs concernés par « l’assemblage et l’édition
de contenu. Ceci a déjà été observé dans le secteur de la télévision payante
par satellite ou par câble, mais s’étend maintenant dans tous les types de
services culturels et d’information. En tous les cas, cette fonction apporte
une valeur ajoutée mais, en même temps, absorbe une partie des profits, ce qui
génère des tensions entre créateurs, producteurs et fournisseurs de
contenu » [Bustamante, op.cité, p.807][1].
Des
acteurs en situation de coopétition
Effectivement, les sites-médias, aux
articles desquels renvoient les liens rassemblés par les infomédiaires, se
trouvent face à une situation relativement nouvelle pour eux, à savoir une
position de coopétition vis-à-vis
de ces nouveaux acteurs. Il s’agit des relations mi-coopératives,
mi-compétitives entre entités de production et de diffusion de l’information.
Selon Eric Brousseau, « Internet est un réseau où se posent avec une
acuité particulière des problèmes de coordination entre des firmes qui sont à
la fois complémentaires et concurrentes. En effet, la gamme des services
offerts ou supportés par le réseau est tellement vaste que les compétences et
les actifs nécessaires pour les produire ne sont pas maîtrisables par une seule
entité. Dès lors, toute production de service exige une coopération entre des
firmes productrices de "briques de base" qui peuvent être par
ailleurs concurrentes car il existe des recouvrements entre ces composants de
base qu’elles peuvent produire » [Brousseau, 2001, p.819]. Pour l’auteur
cela signifie « que des "accords verticaux à composante
concurrentielle" doivent être conclus. Ils sont complexes à mettre au
point car ils recèlent une importante conflictualité du fait des divergences
d’intérêts entre des concurrents directs » [ibid, p.819]. Il s’agit
précisément de la nature des relations que nouent par exemple les éditeurs de
presse, à travers leurs sites internet, avec les infomédiares. La composante
coopérative consiste pour les éditeurs à établir des partenariats en laissant
les infomédiaires utiliser une partie des contenus, généralement les titres des
articles, afin de constituer des liens vers les sources. La composante
concurrentielle consiste en le fait que, en même temps, les deux catégories
d’acteurs sont en concurrence directe sur le marché publicitaire, les
infomédiaires prenant avantage du contenu cédé par les sites-médias afin
d’attirer les internautes. D’où la complexité des relations entre les acteurs
en question qui, notamment en ce qui concerne les éditeurs, ont des difficultés
à établir une stratégie claire à ce sujet.
Le conflit entre les acteurs coopéttifs provient du fait que
« l’intermédiation peut donner lieu à des pratiques violant ou contournant
l’actuelle législation de la propriété intellectuelle » [Brousseau et
Curien, op.cité, p.25], ou du moins considérées comme telles par les premiers
bénéficiaires du cadre législatif que sont les médias. Il s’agit d’une logique défensive qui « anime
certains acteurs dominants du secteur informationnel de " l’ancienne
économie ", éditeurs de contenus et grands groupes de médias (majors), inquiets à juste titre des
menaces portées par la " nouvelle économie " sur leurs
modèles d’affaires » [Curien et Muet, op.cité, p.38]. D’où les procédures
judiciaires qui ont opposé en 2003 plusieurs médias français à Google, au sujet
de son service Google Actualités, et le procès intenté en 2005 par l’AFP contre
le même acteur aux Etats-Unis[2]. Ces
tensions tendent à s’exacerber en raison de la constitution de monopsones de la part des
infomédiaires, c’est à dire de monopoles du coté de la demande, comme c’est le
cas de Google qui comptabilise 74% des recherches sur l’internet effectuées en
France en 2004[3].
Par ailleurs, des situations
potentiellement conflictuelles peuvent découler de la tendance qui voit la
combinaison de « deux mouvements inversés, celui engendré dans un sens par
des assembleurs cherchant à contrôler l’infomédiation pour accéder au plus près
du client final, et celui initié par les infomédiaires cherchant à se porter
vers l’assemblage pour valoriser leurs audience » [Brousseau et Curien,
op.cité, p.26]. A ce titre, nous pouvons nous référer aux tentatives, certes
limités mais existantes, des acteurs en provenance des télécommunications et de
l’internet, comme Yahoo ou AOL, de constituer des rédactions dont l’objectif
est de produire ou d’éditer du contenu. A l’inverse, il existe également un
effort de la part des producteurs, comme les agences de presse et notamment
Reuters, de procéder à la mise à disposition de leurs informations directement
auprès du grand public via leurs sites internet respectifs.
L’origine de la coopétition se trouve
dans la nature ouverte du protocole Internet qui relie différents réseaux entre
eux. Ainsi, parmi les opérateurs de réseaux locaux, « chacun donne accès à
un service de connectivité généralisée, car les utilisateurs veulent avoir
accès à des correspondants ou des contenus hébergés par d’autres réseaux. De
l’autre côté chacun cherche à attirer le plus grand nombre possible
d’utilisateurs sur son propre réseau » [ibid., p.16]. La seule possibilité
pour un opérateur de dépasser cette contrainte c’est de disposer d’un réseau
qu’il contrôle entièrement et dans lequel les passerelles d’interconnexion sont
réduites à la communication interpersonnelle et non plus à l’ensemble de
services. De cette façon, l’opérateur dispose du monopole d’offre de services
et de contenus d’information et peut donc les facturer. C’est précisément le
cas des réseaux de téléphonie mobile de troisième génération, qui apparaissent
comme étant propices à la mise en place de services payants. Le contrôle de ces
services est d’autant plus significatif que l’opérateur est verticalement
intégré et peut disposer de ses propres contenus, comme c’est le cas de Bougues
Telecom par le biais de e-TF1, la filiale multimédia du groupe TF1.
Méta-marchés
communautaires et distribution de contenus en ligne
L’infomédiation n’est pas uniquement
institutionnalisée et à but strictement lucratif. Il existe des espaces plus ou
moins formels sur l’internet, constitués de communautés particulières, qui
procèdent de la même fonction d’intermédiation entre l’offre de contenus
d’information et l’usager final. Il s’agit des communautés de webloggers qui se
cristallisent autour d’outils comme Technorati ou Newsisfree, situés dans un
espace intermédiaire entre les structures marchandes et non marchandes. Ceci
parce que le point de départ de ces services n’est pas de procurer des recettes
financières à leurs créateurs, même si leur succès auprès des internautes tend
à les transformer en services commerciaux à des degrés différents. Au sein de
ces communautés informelles et fluctuantes émergent des pratiques innovantes
d’échange et de partage, fondées sur le principe de non rivalité des biens
informationnels.
Comme l’écrivent Eric Brousseau et
Nicolas Curien, « alors que les outils classiques de l’informatique de
gestion sont conçus dans un esprit d’amélioration de l’efficacité à travers de
procédures préétablies, la vocation des outils en réseau correspond plutôt à
une optique de flexibilité, dans laquelle la connaissance n’est pas un
construit exogène, mais s’élabore de manière endogène et adaptative en fonction
des besoins temporaires et changeants des utilisateurs » [Brousseau et
Curien, op.cité, p.27]. Il s’agit d’un effort soutenu de la part d’un certain
nombre d’internautes, généralement expérimentés et dans bien des cas eux mêmes
producteurs d’information, de court-circuiter les marchés finals comme lieux de
sélection des produits de l’information en ligne. Pour Michel Gensollen, il
s’agit là de méta-marchés ou «
algorithmes d’invention – production – perception – utilisation – recyclage
[qui] servent à confronter une offre et une demande et […] à inventer des
formes radicalement nouvelles, c’est-à-dire des formes qu’un planificateur, ou
un monopole, ne pourrait imaginer » [Gensollen, 2004, p.162].
L’exemple emblématique d’une telle
évolution est le développement exponentiel des réseaux d’échange des fichiers peer-to-peer sur l’internet. Ce
développement a obligé l’industrie du disque, dont les produits circulent dans
ces réseaux d’échange, de recourir à des campagnes répressives contre les
« pirates », qui procèdent de cette logique défensive à laquelle nous
avons fait référence précédemment[4]. Des
économistes se sont penchés sur la question et ont fait des propositions visant
à limiter ce phénomène, notamment par une taxation du débit montant (upload), ce qui rendrait l’échange
des fichiers particulièrement problématique[5]. Ca a été l’occasion pour
Michel Gensollen, Laurent Gille, Marc Bourreau et Nicolas Curien d’esquisser,
en guise de réponse, leur propre vision du bouleversement qu’apporte dans le
secteur des industries culturelles la distribution de contenus sur l’internet[6]. Pour
ces auteurs, la non rivalité absolue des biens informationnels sur l’internet,
ainsi que leur abondance, rend obsolète la notion de rareté sur laquelle a été
fondé tout le système de production et de diffusion des œuvres au sein des
industries culturelles. De ce point de vue, « la rareté se déplace de la
variété des textes vers la construction d’un lien entre celui qui a composé le
texte et celui qui le lira. Pour un lecteur, la rareté essentielle, c’est de
trouver le texte qui correspond au mieux à son goût, celui même dont il n’est
pas conscient d’avoir besoin » [Gensollen et alii, 2004, p.32].
Autrement dit, les méta-marchés
communautaires d’échange et de partage participent non seulement à la rencontre
entre offre et demande, mais dans le processus même de formation de la demande
par l’interaction entre participants. Concrètement, « l’industrie passe
d’une logique de diffusion à une logique d’appariement (matching). Une œuvre particulière est devenue non-rivale et
librement copiable, certes, mais la valeur se crée à la source de la nouvelle
rareté, à savoir l’attention du lecteur et l’écoute de l’auteur » [ibid.,
p.32]. Selon les auteurs, cette configuration contribue doublement au
renouvellement des industries culturelles. Dans un premier temps les
méta-marchés, institutionnalisés ou pas, contribuent à compenser cette
« pénurie d’attention » dont parle l’économiste Herbert A. Simon, à
savoir le problème de la sélection des informations pertinentes par les
consommateurs causé par leur abondance[7]. Dans un deuxième temps,
elles participent à l’élargissement de l’éventail de l’offre, en rendant
accessibles des productions dont la distribution physique n’est pas
rentable : « la nécessité d’avoir un public concentré dans un espace
géographiquement délimité [est] une condition que ne remplit qu’une infime
partie des contenus potentiels […] dans la tyrannie de l’espace physique, un
public trop dispersé géographiquement équivaut à une absence totale de
public »[8].
Du point de vue des auteurs
précédemment cités, les industries culturelles devraient se tourner vers leur
coeur de métier qu’est l’édition. Ceci parce que « Internet et les TIC
fournissent des moyens puissants pour assurer à la fois la plus grande variété
des biens et un meilleur couplage (matching)
entre ces biens et un public plus finement segmenté » [Gensollen et alii,
op. cité, p.36]. Leur proposition d’assouplir les règles actuelles du droit
d’auteur et du copyright vise à résoudre le paradoxe qui voit « les
producteurs-éditeurs-distributeurs, qui devraient être, à long terme, les
premiers bénéficiaires des nouvelles technologies, chercher à les
détruire » [Gensollen, 2004, p.177].
Les
contraintes du nouvel environnement
Cependant, une telle analyse,
essentiellement fondée sur l’exemple de la musique, ne répond pas à la question
cruciale qui est de savoir qui va supporter les coûts fixes de la production de
l’information et comment sera-t-il rémunéré. En 2005, ce sont des entreprises
dont l’activité principale se situe ailleurs que dans l’exploitation
commerciale de l’information en ligne. Il s’agit essentiellement des médias
traditionnels, notamment des titres de presse, qui mettent à disposition
gratuitement des contenus produits pour leurs versions papier respectives. Or,
il est très rare que l’adoption de l’internet conduise à l’abandon de
l’activité traditionnelle de l’entreprise. Par conséquent, dans l’écrasante
majorité des cas le média d’origine doit supporter l’investissement initial et
les coûts de fonctionnement de sa version électronique en même temps qu’il doit
assurer un équilibre financier pour son propre fonctionnement.
De plus, en offrant gratuitement en
ligne le contenu qu’ils font payer en kiosque, les journaux se concurrencent
eux mêmes, ce qui peut conduire à un effet de « cannibalisation »
entre les deux supports tant redouté par les éditeurs. Une étude effectuée en
Italie entre 2000 et 2002 a tenté de mesurer l’impact sur les ventes de quatre
quotidiens nationaux de la mise en place de leurs sites internet respectifs[9]. Il y
apparaît que les journaux italiens étudiés subissent un effet négatif, en ce
qui concerne le nombre d’exemplaires papier vendus, en raison de la tendance de
certains lecteurs à privilégier la consultation gratuite du site internet au
détriment de l’achat au numéro. Cet effet de substitution se traduit par une
baisse des ventes d’environ 2,6% par an en moyenne, directement imputable à
leur mise en ligne. Même si une telle approche économétrique est sujette à
précautions, il n’en demeure pas moins que la tendance esquissée semble
réaliste. Cette configuration, selon Colin Sparks, pose une série de problèmes
au modèle économique de la presse et peut avoir une influence sur la
fonction même que cette dernière assure dans l’espace public : « le monde
en ligne modifie la structure des coûts et l’apport des revenus des opérations
de la presse […] ceci ne signifie pas pour autant la fin du journal en tant que
forme de communication sociale, mais certainement l’existence des pressions
sérieuses sur le modèle existant de la presse […] ces développements peuvent
représenter une menace à la stabilité du modèle du journal « offline », et
en particulier son fort attachement historique à la couverture extensive des
nouvelles et des affaires courantes et sa fonction de forum pour le débat
public » [Sparks, 2000, pp.276-289][10].
Pour récapituler nous pouvons avancer
que l’émergence de l’information en ligne fait apparaître un espace hautement
concurrentiel sur l’internet qui met en jeu des acteurs d’origine différente.
Les conditions de constitution d’un marché pour les contenus d’information sur
l’internet semblent être favorables aux structures en provenance des
télécommunications et de l’informatique qui profitent indirectement de
l’augmentation du nombre d’internautes en se plaçant en intermédiaires entre
l’offre et la demande. En revanche, les acteurs en provenance des médias, qui
sont les principaux producteurs d’information originale, se trouvent en difficulté
face à cet environnement complexe et dont ils ne semblent pas maîtriser tous
les paramètres. Par conséquent, la majorité d’entre eux se borne à une
stratégie défensive en attendant la stabilisation du secteur, dont ils ont des
difficultés à anticiper l’évolution. Comme l’indique Enrique Bustamante
« nous devons interpréter cette activité comme une bataille féroce pour le
contrôle des futurs marchés qui a lieu entre les acteurs en provenance de
l’informatique, des télécommunications et autres secteurs, et ceux qui
proviennent du champ de la communication et de la culture » qui
constituent les deux pôles de la même économie [Bustamante, op. cité,
pp.810-811][11].
[1] « a new actor
appears, potentially different from the producer, that is an actor concerned
with the assembly and packaging of content. This had already been anticipated
by pay-TV on satellite and cable, but that has now been extended to all types
of cultural and information services. At all events, this function has high
added value but, at the same time, absorbs part of the profits, thereby
generating tensions between creators, producers and content providers ».
[2] Voire « Le moteur de recherche Google va-t-il
trop loin ? », Claudine Mulard, Le Monde, lundi 30 mai 2005
[3] Source : Panorama Médiamétrie-eStat/@position,
« Bilan 2004 des indicateurs clés d’Internet », (cf. Annexe 9).
[4] Voir à ce sujet : « L’IFPI lance une
campagne féroce de poursuites », Nouvelobs.com, 27 avril 2005, non signé,
accessible l’adresse : http://archquo.nouvelobs.com/cgi/idxlist2
[5] Voir à ce sujet les travaux suivants : Bomsel
Olivier et Le Blanc Gilles, «Distribution de contenus sur Internet : Analyse
économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle
», Note de travail, CERNA, 8
Mars 2004 et Bomsel Olivier, Charbonnel Jérémie, Le Blanc Gilles, Zakaria
Abakar, « Enjeux économiques de la
distribution des contenus », CERNA, Janvier 2004, accessibles à l’adresse http://www.cerna.ensmp.fr
[6]Gensollen Michel, Gille Laurent, Bourreau Marc et Curien Nicolas, « Distribution de contenus sur Internet. Commentaires sur le projet de taxation de l’upload », Les Cahiers de l’Internet No 4, Fondation Internet nouvelle génération, mai 2004, accessible à l’adresse http://www.fing.org/index.php?num=4864,2.
[7] Simon A. Herbert, « Designing Organizations for an Information-Rich World », in
The Economics of Communication and
Information, Cheltenham, 1997, cité par Rallet Alain, « Comment
fonctionne l’économie de l’information », Sciences Humaines No 32, mars-avril-mai 2001, pp. 38-42.
[8] « La Longue traîne », Chris Anderson,
rédacteur en chef du The Wired Magazine, traduit par Natacha Dariz pour la
Fondation Internet nouvelle génération, avril 2005, (cf. Annexe 10).
[9] Filistrucchi Lapo, « The
Impact of Internet on the Market for Daily Newspapers in
[10] « The line world modifies both
the cost bases and the revenue streams of newspaper operations […] none of this
means that the newspaper is finished as a form of social communication, but it
most certainly means that there are several pressures on the existing model of
the newspaper […] these developments pose a threat to the stability of the
offline newspaper model, and in particular to its historically strong
commitment to extensive coverage of news and current affairs, and its function
as a forum for public debate ».
[11] « we need to interpret much of this activity as a activity as a fierce struggle to control futur markets that is taking place between actors that come from the informatics, technological and other sectors, and those coming from the cultural and communication fields […] we are really talking about two poles of the same economy ».
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