5.4 Mise en réseaux et structure concurrentielle de l’information en ligne

La deuxième caractéristique fondamentale de l’information en ligne est sa mise en réseaux. Cette caractéristique est porteuse d’externalités positives, bien connues des économistes des réseaux. Cet effet de club peut être direct, comme dans un système de communication de point à point, tel le téléphone, où chaque nouvel usager représente un interlocuteur potentiel pour chacun des autres en augmentant ainsi l’utilité individuelle d’appartenir au réseau. Mais l’effet de club peut être aussi indirect, comme dans « le cas des services d’information accessibles par Minitel ou Internet, dont l’utilité pour chacun n’est pas directement fonction du nombre des autres utilisateurs, mais dépend de l’éventail des services disponibles, lui-même d’autant plus large qu’une population étendue d’usagers assure la rentabilité des fournisseurs en ligne » [Curien, 2000, p.16].

 

Externalités positives et web « gratuit »

Dès 1999, Michel Gensollen a mis en évidence le fait que sur l’internet, « la valeur n’est pas créée à l’endroit et au moment où elle peut être recueillie » [Gensollen, 1999, p.41]. Autrement dit, il existe une externalité positive significative entre les informations mises à disposition des usagers gratuitement par des structures non-marchandes que sont les associations, les communautés et même les sites personnels, et les services payants. Comme l’écrit l’auteur, « si Internet n’était constitué que des sites marchands et perdait l’externalité de consommation entre le web marchand et le web gratuit, il n’y aurait tout simplement plus de surfeurs. En quelque sorte, les sites marchands bénéficient de la présence des sites gratuits comme dans un journal, la publicité bénéficie de l’intérêt des articles auprès desquels elle se trouve » [ibid, p.23]. L’auteur se réfère ici, en tant que « sites gratuits », aux sites à but non lucratif, ce qui n’est pas la même chose que les sites marchands, gratuits pour l’usager final et bénéficiant d’un financement indirect.

Il s’agit là de la première motivation économique qui a poussé les fournisseurs d’accès à l’internet (FAI) à proposer des services gratuits, dès la commercialisation d’offres de connexion pour le grand public au milieu des années 90. Afin de pouvoir créer un marché dans le secteur et d’attirer une large population en ligne, les FAI ont mis en place des services offerts gratuitement à travers leurs sites portails, non seulement pour leurs propres abonnés mais également pour l’ensemble des internautes. Il s’agissait également de différencier leur offre d’un bien « homogène » qu’est l’accès à internet, par la mise à disposition des services diversifiés [Dang NGuyen et Phan, 2000]. Un de ces services a été l’information en ligne, c’est à dire la diffusion de nouvelles sous forme de dépêches ou d’articles sur l’actualité, achetés auprès de fournisseurs de contenu comme les agences de presse. Dans la mesure où il s’agissait d’une forme d’incitation pour le grand public à se mettre en ligne, l’information mise à disposition par les FAI ne pouvait qu’être gratuite pour l’usager final et financée par les revenus en provenance de l’accès. Progressivement, avec l’augmentation du nombre d’internautes et la constitution de larges audiences, une partie des coûts de la constitution d’un service d’information sur l’actualité a pu être supportée par les revenus publicitaires.

Par conséquent, les FAI ne bénéficient pas indirectement uniquement des externalités positives en provenance du web non marchand, mais également du web marchand fondé sur le financement indirect. Autrement dit, les acteurs en question bénéficient d’une augmentation du nombre de leurs abonnés, partiellement grâce à l’offre constituée par les sites d’information en provenance des médias et financée par la publicité. Ceci, parce que le nombre d’internautes, qui sont obligatoirement clients d’un fournisseur d’accès, augmente d’autant plus que l’éventail de services à leur disposition s’élargit. En retour, les FAI concurrencent les sites-médias sur le terrain publicitaire à travers leur propre offre d’information gratuite pour l’usager final. Et ce faisant ils rendent d’autant plus problématique la constitution d’offres payants de la part des médias, puisque la disposition des usagers à payer est d’autant moins importante qu’ils peuvent accéder à des briques de base d’information gratuitement. Les deux offres ne constituent pas des biens parfaitement substituables, en raison de leur nature différente, mais il n’en demeure pas moins que cette situation amène un rapport de force favorable aux FAI et autres fournisseurs de services sur l’internet. Par là même, cette configuration entrave sérieusement la mise en place de modèles payants de la part des structures médiatiques, notamment en provenance de la presse.

C’est la raison pour laquelle la stratégie qui consistait pour les médias producteurs d’information à vendre leur contenu aux portails, ou d’établir des partenariats en échange de trafic, a été révisée et même complètement abrogée pour la plupart d’entre eux. En effet, malgré les recettes financières qu’a engendré un tel positionnement dans la syndication de contenus, les effets à long terme pour les sites-médias étaient contre-productifs. Car, non seulement cette stratégie rendait impossible la mise en place d’une offre payante, mais, en plus, elle contribuait au succès des portails en termes d’audience et du même coup renforçait leur position sur le marché publicitaire, dans lequel ils sont en concurrence directe avec les sites en provenance de la presse, la télévision et la radio. Encore une fois se pose le problème de l’équilibre difficile à trouver pour les médias en ligne : d’une part ils souhaitent attirer une large audience, ce qui implique la circulation libre sur l’internet au moins d’une partie de leur production, comme les titres des articles qui peuvent constituer des produits d’appel, mais d’un autre coté, ils essayent également de verrouiller ce contenu dans le but de le valoriser commercialement directement auprès des usagers disposés à payer pour y accéder.

 

Modularité de l’information en ligne et biens-systèmes

Cette configuration complexe nous amène à une autre caractéristique des biens informationnels, mise en avant par les économistes, qui est leur modularité. En effet, la dissociation de l’information de son support matériel est porteuse des conséquences importantes qui affectent les conditions de l’offre de ces biens. Comme l’indiquent Alain Rallet et Fabrice Lequeux, sur l’internet « il n’est plus possible de tenir chaque service originaire pour ce qu’il est simplement mais comme un élément parmi d’autres d’une logique de recombinaison définissant sans cesse de nouveaux services dans le cadre d’un processus d’assemblage [Rallet et Lequeux, 2004, p.222]. Autrement dit, les briques de base de l’information en ligne, que sont les articles ou les photos d’actualité, ne prennent leur sens et ne peuvent être exploités commercialement que par leur mise en relation avec d’autres, par un service d’assemblage et d’édition qui présente un tout cohérent. Ce service est rendu dans le secteur de la presse par « l’objet journal », qui organise et met en relation les différentes informations, et dans celui de la télévision par la grille de programmes. Or, sur l’internet la facilité de circulation de l’information permet à d’autres acteurs que les médias de constituer des biens-systèmes informationnels, dont l’utilisation finale n’est possible que si plusieurs composantes sont réunies et assemblées pour l’usager. Une illustration parfaite de cette évolution, dans le contexte qui nous intéresse ici, est le couple lien-contenu. Afin de pouvoir accéder à n’importe quel article de presse sur internet il faut obligatoirement passer par un lien hypertexte qui renvoie à la page web recherchée. Or, ce lien, qui constitue un bien-système avec l’information vers laquelle il pointe, n’est pas nécessairement l’exclusivité du producteur de l’information. N’importe qui peut créer un lien hypertexte vers n’importe quelle information sur le web, pourvu que l’accès à cette information ne soit pas restreint par des dispositifs techniques. Par ailleurs, les quantités d’information conséquentes que nous trouvons sur l’internet complexifie encore davantage la relation entre les différentes composantes dispersées. 

D’où l’émergence d’infomédiaires se plaçant à l’interface entre les offreurs de l’information en ligne et l’usager final. Comme l’indiquent Nicolas Curien et Pierre-Alain Muet, « cette infomédiation peut être institutionnalisée, lorsqu’elle est organisée par des sites commerciaux, des portails, ou des sites de média, cherchant à valoriser leur audience » [Curien et Muet, op.cité, p. 40]. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’infomédiation institutionnalisée est prise en charge par un certain nombre d’acteurs de l’internet, dont le métier principal est la fourniture de services aux internautes comme la recherche, l’annuaire, et le courrier électronique. Outre les portails de certains FAI, il s’agit essentiellement de structures en provenance de l’informatique et de l’internet comme Google, Yahoo et MSN. Ces acteurs se placent en intermédiaires, en valorisant leur maîtrise des outils de recherche et leurs larges audiences, afin de constituer des pages web ressemblant des liens vers des articles de presse qui se trouvent sur d’autres sites. Ainsi, ils organisent une offre hétérogène et éclatée qu’est celle de l’information en ligne, en effectuant des rapprochements entre différentes sources sur la base de critères sémantiques, géographiques, linguistiques ou chronologiques. Comme le remarque Enrique Bustamante, ce sont des acteurs concernés par « l’assemblage et l’édition de contenu. Ceci a déjà été observé dans le secteur de la télévision payante par satellite ou par câble, mais s’étend maintenant dans tous les types de services culturels et d’information. En tous les cas, cette fonction apporte une valeur ajoutée mais, en même temps, absorbe une partie des profits, ce qui génère des tensions entre créateurs, producteurs et fournisseurs de contenu » [Bustamante, op.cité, p.807][1].

 

Des acteurs en situation de coopétition

Effectivement, les sites-médias, aux articles desquels renvoient les liens rassemblés par les infomédiaires, se trouvent face à une situation relativement nouvelle pour eux, à savoir une position de coopétition vis-à-vis de ces nouveaux acteurs. Il s’agit des relations mi-coopératives, mi-compétitives entre entités de production et de diffusion de l’information. Selon Eric Brousseau, « Internet est un réseau où se posent avec une acuité particulière des problèmes de coordination entre des firmes qui sont à la fois complémentaires et concurrentes. En effet, la gamme des services offerts ou supportés par le réseau est tellement vaste que les compétences et les actifs nécessaires pour les produire ne sont pas maîtrisables par une seule entité. Dès lors, toute production de service exige une coopération entre des firmes productrices de "briques de base" qui peuvent être par ailleurs concurrentes car il existe des recouvrements entre ces composants de base qu’elles peuvent produire » [Brousseau, 2001, p.819]. Pour l’auteur cela signifie « que des "accords verticaux à composante concurrentielle" doivent être conclus. Ils sont complexes à mettre au point car ils recèlent une importante conflictualité du fait des divergences d’intérêts entre des concurrents directs » [ibid, p.819]. Il s’agit précisément de la nature des relations que nouent par exemple les éditeurs de presse, à travers leurs sites internet, avec les infomédiares. La composante coopérative consiste pour les éditeurs à établir des partenariats en laissant les infomédiaires utiliser une partie des contenus, généralement les titres des articles, afin de constituer des liens vers les sources. La composante concurrentielle consiste en le fait que, en même temps, les deux catégories d’acteurs sont en concurrence directe sur le marché publicitaire, les infomédiaires prenant avantage du contenu cédé par les sites-médias afin d’attirer les internautes. D’où la complexité des relations entre les acteurs en question qui, notamment en ce qui concerne les éditeurs, ont des difficultés à établir une stratégie claire à ce sujet.

Le conflit entre les acteurs coopéttifs provient du fait que « l’intermédiation peut donner lieu à des pratiques violant ou contournant l’actuelle législation de la propriété intellectuelle » [Brousseau et Curien, op.cité, p.25], ou du moins considérées comme telles par les premiers bénéficiaires du cadre législatif que sont les médias. Il s’agit d’une logique défensive qui « anime certains acteurs dominants du secteur informationnel de " l’ancienne économie ", éditeurs de contenus et grands groupes de médias (majors), inquiets à juste titre des menaces portées par la " nouvelle économie " sur leurs modèles d’affaires » [Curien et Muet, op.cité, p.38]. D’où les procédures judiciaires qui ont opposé en 2003 plusieurs médias français à Google, au sujet de son service Google Actualités, et le procès intenté en 2005 par l’AFP contre le même acteur aux Etats-Unis[2]. Ces tensions tendent à s’exacerber en raison de la constitution de monopsones de la part des infomédiaires, c’est à dire de monopoles du coté de la demande, comme c’est le cas de Google qui comptabilise 74% des recherches sur l’internet effectuées en France en 2004[3].

Par ailleurs, des situations potentiellement conflictuelles peuvent découler de la tendance qui voit la combinaison de « deux mouvements inversés, celui engendré dans un sens par des assembleurs cherchant à contrôler l’infomédiation pour accéder au plus près du client final, et celui initié par les infomédiaires cherchant à se porter vers l’assemblage pour valoriser leurs audience » [Brousseau et Curien, op.cité, p.26]. A ce titre, nous pouvons nous référer aux tentatives, certes limités mais existantes, des acteurs en provenance des télécommunications et de l’internet, comme Yahoo ou AOL, de constituer des rédactions dont l’objectif est de produire ou d’éditer du contenu. A l’inverse, il existe également un effort de la part des producteurs, comme les agences de presse et notamment Reuters, de procéder à la mise à disposition de leurs informations directement auprès du grand public via leurs sites internet respectifs.

L’origine de la coopétition se trouve dans la nature ouverte du protocole Internet qui relie différents réseaux entre eux. Ainsi, parmi les opérateurs de réseaux locaux, « chacun donne accès à un service de connectivité généralisée, car les utilisateurs veulent avoir accès à des correspondants ou des contenus hébergés par d’autres réseaux. De l’autre côté chacun cherche à attirer le plus grand nombre possible d’utilisateurs sur son propre réseau » [ibid., p.16]. La seule possibilité pour un opérateur de dépasser cette contrainte c’est de disposer d’un réseau qu’il contrôle entièrement et dans lequel les passerelles d’interconnexion sont réduites à la communication interpersonnelle et non plus à l’ensemble de services. De cette façon, l’opérateur dispose du monopole d’offre de services et de contenus d’information et peut donc les facturer. C’est précisément le cas des réseaux de téléphonie mobile de troisième génération, qui apparaissent comme étant propices à la mise en place de services payants. Le contrôle de ces services est d’autant plus significatif que l’opérateur est verticalement intégré et peut disposer de ses propres contenus, comme c’est le cas de Bougues Telecom par le biais de e-TF1, la filiale multimédia du groupe TF1.

 

Méta-marchés communautaires et distribution de contenus en ligne

L’infomédiation n’est pas uniquement institutionnalisée et à but strictement lucratif. Il existe des espaces plus ou moins formels sur l’internet, constitués de communautés particulières, qui procèdent de la même fonction d’intermédiation entre l’offre de contenus d’information et l’usager final. Il s’agit des communautés de webloggers qui se cristallisent autour d’outils comme Technorati ou Newsisfree, situés dans un espace intermédiaire entre les structures marchandes et non marchandes. Ceci parce que le point de départ de ces services n’est pas de procurer des recettes financières à leurs créateurs, même si leur succès auprès des internautes tend à les transformer en services commerciaux à des degrés différents. Au sein de ces communautés informelles et fluctuantes émergent des pratiques innovantes d’échange et de partage, fondées sur le principe de non rivalité des biens informationnels.

Comme l’écrivent Eric Brousseau et Nicolas Curien, « alors que les outils classiques de l’informatique de gestion sont conçus dans un esprit d’amélioration de l’efficacité à travers de procédures préétablies, la vocation des outils en réseau correspond plutôt à une optique de flexibilité, dans laquelle la connaissance n’est pas un construit exogène, mais s’élabore de manière endogène et adaptative en fonction des besoins temporaires et changeants des utilisateurs » [Brousseau et Curien, op.cité, p.27]. Il s’agit d’un effort soutenu de la part d’un certain nombre d’internautes, généralement expérimentés et dans bien des cas eux mêmes producteurs d’information, de court-circuiter les marchés finals comme lieux de sélection des produits de l’information en ligne. Pour Michel Gensollen, il s’agit là de méta-marchés ou « algorithmes d’invention – production – perception – utilisation – recyclage [qui] servent à confronter une offre et une demande et […] à inventer des formes radicalement nouvelles, c’est-à-dire des formes qu’un planificateur, ou un monopole, ne pourrait imaginer » [Gensollen, 2004, p.162].

L’exemple emblématique d’une telle évolution est le développement exponentiel des réseaux d’échange des fichiers peer-to-peer sur l’internet. Ce développement a obligé l’industrie du disque, dont les produits circulent dans ces réseaux d’échange, de recourir à des campagnes répressives contre les « pirates », qui procèdent de cette logique défensive à laquelle nous avons fait référence précédemment[4]. Des économistes se sont penchés sur la question et ont fait des propositions visant à limiter ce phénomène, notamment par une taxation du débit montant (upload), ce qui rendrait l’échange des fichiers particulièrement problématique[5]. Ca a été l’occasion pour Michel Gensollen, Laurent Gille, Marc Bourreau et Nicolas Curien d’esquisser, en guise de réponse, leur propre vision du bouleversement qu’apporte dans le secteur des industries culturelles la distribution de contenus sur l’internet[6]. Pour ces auteurs, la non rivalité absolue des biens informationnels sur l’internet, ainsi que leur abondance, rend obsolète la notion de rareté sur laquelle a été fondé tout le système de production et de diffusion des œuvres au sein des industries culturelles. De ce point de vue, « la rareté se déplace de la variété des textes vers la construction d’un lien entre celui qui a composé le texte et celui qui le lira. Pour un lecteur, la rareté essentielle, c’est de trouver le texte qui correspond au mieux à son goût, celui même dont il n’est pas conscient d’avoir besoin » [Gensollen et alii, 2004, p.32].

Autrement dit, les méta-marchés communautaires d’échange et de partage participent non seulement à la rencontre entre offre et demande, mais dans le processus même de formation de la demande par l’interaction entre participants. Concrètement, « l’industrie passe d’une logique de diffusion à une logique d’appariement (matching). Une œuvre particulière est devenue non-rivale et librement copiable, certes, mais la valeur se crée à la source de la nouvelle rareté, à savoir l’attention du lecteur et l’écoute de l’auteur » [ibid., p.32]. Selon les auteurs, cette configuration contribue doublement au renouvellement des industries culturelles. Dans un premier temps les méta-marchés, institutionnalisés ou pas, contribuent à compenser cette « pénurie d’attention » dont parle l’économiste Herbert A. Simon, à savoir le problème de la sélection des informations pertinentes par les consommateurs causé par leur abondance[7]. Dans un deuxième temps, elles participent à l’élargissement de l’éventail de l’offre, en rendant accessibles des productions dont la distribution physique n’est pas rentable : « la nécessité d’avoir un public concentré dans un espace géographiquement délimité [est] une condition que ne remplit qu’une infime partie des contenus potentiels […] dans la tyrannie de l’espace physique, un public trop dispersé géographiquement équivaut à une absence totale de public »[8].

Du point de vue des auteurs précédemment cités, les industries culturelles devraient se tourner vers leur coeur de métier qu’est l’édition. Ceci parce que « Internet et les TIC fournissent des moyens puissants pour assurer à la fois la plus grande variété des biens et un meilleur couplage (matching) entre ces biens et un public plus finement segmenté » [Gensollen et alii, op. cité, p.36]. Leur proposition d’assouplir les règles actuelles du droit d’auteur et du copyright vise à résoudre le paradoxe qui voit « les producteurs-éditeurs-distributeurs, qui devraient être, à long terme, les premiers bénéficiaires des nouvelles technologies, chercher à les détruire » [Gensollen, 2004, p.177].

 

Les contraintes du nouvel environnement

Cependant, une telle analyse, essentiellement fondée sur l’exemple de la musique, ne répond pas à la question cruciale qui est de savoir qui va supporter les coûts fixes de la production de l’information et comment sera-t-il rémunéré. En 2005, ce sont des entreprises dont l’activité principale se situe ailleurs que dans l’exploitation commerciale de l’information en ligne. Il s’agit essentiellement des médias traditionnels, notamment des titres de presse, qui mettent à disposition gratuitement des contenus produits pour leurs versions papier respectives. Or, il est très rare que l’adoption de l’internet conduise à l’abandon de l’activité traditionnelle de l’entreprise. Par conséquent, dans l’écrasante majorité des cas le média d’origine doit supporter l’investissement initial et les coûts de fonctionnement de sa version électronique en même temps qu’il doit assurer un équilibre financier pour son propre fonctionnement.

De plus, en offrant gratuitement en ligne le contenu qu’ils font payer en kiosque, les journaux se concurrencent eux mêmes, ce qui peut conduire à un effet de « cannibalisation » entre les deux supports tant redouté par les éditeurs. Une étude effectuée en Italie entre 2000 et 2002 a tenté de mesurer l’impact sur les ventes de quatre quotidiens nationaux de la mise en place de leurs sites internet respectifs[9]. Il y apparaît que les journaux italiens étudiés subissent un effet négatif, en ce qui concerne le nombre d’exemplaires papier vendus, en raison de la tendance de certains lecteurs à privilégier la consultation gratuite du site internet au détriment de l’achat au numéro. Cet effet de substitution se traduit par une baisse des ventes d’environ 2,6% par an en moyenne, directement imputable à leur mise en ligne. Même si une telle approche économétrique est sujette à précautions, il n’en demeure pas moins que la tendance esquissée semble réaliste. Cette configuration, selon Colin Sparks, pose une série de problèmes au modèle économique de la presse et peut avoir une influence sur la fonction même que cette dernière assure dans l’espace public : « le monde en ligne modifie la structure des coûts et l’apport des revenus des opérations de la presse […] ceci ne signifie pas pour autant la fin du journal en tant que forme de communication sociale, mais certainement l’existence des pressions sérieuses sur le modèle existant de la presse […] ces développements peuvent représenter une menace à la stabilité du modèle du journal « offline », et en particulier son fort attachement historique à la couverture extensive des nouvelles et des affaires courantes et sa fonction de forum pour le débat public » [Sparks, 2000, pp.276-289][10].

Pour récapituler nous pouvons avancer que l’émergence de l’information en ligne fait apparaître un espace hautement concurrentiel sur l’internet qui met en jeu des acteurs d’origine différente. Les conditions de constitution d’un marché pour les contenus d’information sur l’internet semblent être favorables aux structures en provenance des télécommunications et de l’informatique qui profitent indirectement de l’augmentation du nombre d’internautes en se plaçant en intermédiaires entre l’offre et la demande. En revanche, les acteurs en provenance des médias, qui sont les principaux producteurs d’information originale, se trouvent en difficulté face à cet environnement complexe et dont ils ne semblent pas maîtriser tous les paramètres. Par conséquent, la majorité d’entre eux se borne à une stratégie défensive en attendant la stabilisation du secteur, dont ils ont des difficultés à anticiper l’évolution. Comme l’indique Enrique Bustamante « nous devons interpréter cette activité comme une bataille féroce pour le contrôle des futurs marchés qui a lieu entre les acteurs en provenance de l’informatique, des télécommunications et autres secteurs, et ceux qui proviennent du champ de la communication et de la culture » qui constituent les deux pôles de la même économie [Bustamante, op. cité, pp.810-811][11].   



[1] « a new actor appears, potentially different from the producer, that is an actor concerned with the assembly and packaging of content. This had already been anticipated by pay-TV on satellite and cable, but that has now been extended to all types of cultural and information services. At all events, this function has high added value but, at the same time, absorbs part of the profits, thereby generating tensions between creators, producers and content providers ».

[2] Voire « Le moteur de recherche Google va-t-il trop loin ? », Claudine Mulard, Le Monde, lundi 30 mai 2005

[3] Source : Panorama Médiamétrie-eStat/@position, « Bilan 2004 des indicateurs clés d’Internet », (cf. Annexe 9).

[4] Voir à ce sujet : « L’IFPI lance une campagne féroce de poursuites », Nouvelobs.com, 27 avril 2005, non signé, accessible l’adresse : http://archquo.nouvelobs.com/cgi/idxlist2

[5] Voir à ce sujet les travaux suivants : Bomsel Olivier et Le Blanc Gilles, «Distribution de contenus sur Internet : Analyse économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle », Note de travail, CERNA, 8 Mars 2004 et Bomsel Olivier, Charbonnel Jérémie, Le Blanc Gilles, Zakaria Abakar, « Enjeux économiques de la distribution des contenus », CERNA, Janvier 2004, accessibles à l’adresse http://www.cerna.ensmp.fr

[6]Gensollen Michel, Gille Laurent, Bourreau Marc et Curien Nicolas, « Distribution de contenus sur Internet. Commentaires sur le projet de taxation de l’upload », Les Cahiers de l’Internet No 4, Fondation Internet nouvelle génération, mai 2004, accessible à l’adresse http://www.fing.org/index.php?num=4864,2.

[7] Simon A. Herbert, « Designing Organizations for an Information-Rich World », in The Economics of Communication and Information, Cheltenham, 1997, cité par Rallet Alain, « Comment fonctionne l’économie de l’information », Sciences Humaines No 32, mars-avril-mai 2001, pp. 38-42.

[8] « La Longue traîne », Chris Anderson, rédacteur en chef du The Wired Magazine, traduit par Natacha Dariz pour la Fondation Internet nouvelle génération, avril 2005, (cf. Annexe 10).

[9] Filistrucchi Lapo, « The Impact of Internet on the Market for Daily Newspapers in Italy », communication lors de la conference The Economics of Electronic Communication Markets, CERP/IDEI, Toulouse 15-16 octobre 2004. Actes non publiés.

[10]  « The line world modifies both the cost bases and the revenue streams of newspaper operations […] none of this means that the newspaper is finished as a form of social communication, but it most certainly means that there are several pressures on the existing model of the newspaper […] these developments pose a threat to the stability of the offline newspaper model, and in particular to its historically strong commitment to extensive coverage of news and current affairs, and its function as a forum for public debate ».

[11] « we need to interpret much of this activity as a activity as a fierce struggle to control futur markets that is taking place between actors that come from the informatics, technological and other sectors, and those coming from the cultural and communication fields […] we are really talking about two poles of the same economy  ».

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