5.3 Dématérialisation et structure des
coûts de l’information en ligne
Lorsque nous nous intéressons au
passage de l’industrie de l’information sur l’internet, nous remarquons que la
première conséquence qui constitue une relative rupture par rapport à la
situation antérieure est la numérisation des contenus informationnels, et donc
leur dématérialisation. Selon
la définition qu’en donne Michel Gensollen, il y a dématérialisation
« lorsqu’on peut isoler, dans un bien ou dans un service, une partie
numérisable, réductible à une suite d’octets (bit stream), on constitue ainsi un bien non rival, copiable,
stockable, modifiable et diffusable sans coûts » [Gensollen, 2004, p.175].
Certes, ce processus n’est pas nouveau, puisque « il s’agit là de l’étape
ultime d’un mouvement dont l’origine est fort ancienne et qui n’a cessé de
rendre plus lâche le lien entre contenus et contenants » [Curien et Muet,
2004, p.32]. Néanmoins, en termes économiques, il s’agit d’un facteur majeur de
changement qui met en question le modèle de la presse, précisément fondé sur
l’association intrinsèque entre l’information et son support physique. Nous
allons par la suite tenter d’analyser les incidences de cette évolution sur la
structure des coûts des sites d’information.
Non
rivalité, coûts marginaux et modèles des industries culturelles
Dans un premier temps la dématérialisation de l’information de
presse exacerbe son caractère fondamental de non rivalité. Comme l’indiquent
Nicolas Curien et Pierre-Alain Muet, les biens informationnels « n’induisent ni
restriction ni réduction de leur consommation par les uns, du fait de leur
consommation par les autres : en effet, de nombreux agents économiques
peuvent accéder simultanément et en totalité à un même contenu
informationnel » [ibid., p.34]. Dans le cas de la presse, la non rivalité
de l’information est limitée de manière « artificielle » par son
association intrinsèque au support papier. Néanmoins, la différence entre le
nombre de lecteurs d’un journal et celui d’exemplaires vendus donne une idée de
son importance[1]. Dans
le cas de la radiotélévision hertzienne la non rivalité est complète, dans les
limites de couverture du territoire et de disponibilité d’appareils récepteurs.
Par
ailleurs, comme nous l’avons vu
précédemment, l’activité des médias
est généralement considérée comme
présentant de forts coûts fixes et de faibles coûts
marginaux. Autrement dit,
la majeure partie des dépenses d’une entreprise
médiatique se concentre dans le
processus de constitution de l’offre, à savoir la
production de l’information
en interne et l’achat de contenus auprès des
sous-traitants. Cependant, il faut
faire à ce titre une distinction entre la presse et
l’audiovisuel. Dans le cas
de la presse, si la majeure partie des frais constituent des
coûts fixes
(rémunération des journalistes, frais d’agence et
de documentation, frais
d’administration), une partie conséquente des
dépenses est constituée des coûts
variables, c’est à dire augmentant proportionnellement au
nombre d’exemplaires
produits et mis en kiosque. Il s’agit des coûts de
fabrication (imprimerie,
papier) et des coûts de distribution qui représentaient en
moyenne entre 30 et
50% du coût total d’un titre de presse français en
1998 [Le Floch et Sonnac,
2000, p.99]. Le rapport entre les coûts totaux et les coûts
variables dans la
presse dépend de plusieurs facteurs comme le taux
d’invendus, la pagination, la
diffusion totale et le réseau de distribution utilisé.
Dans le secteur de la
radio et de la télévision, les coûts de fabrication
du support physique sont
inexistants. Ceux de diffusion représentent une part minime du
budget de
fonctionnement, en moyenne autour de 10% [Toussaint-Desmoulins, 2004,
p.80], et
surtout ils ne sont pas variables mais fixes, c’est à dire
qu’ils n’augmentent
pas proportionnellement au nombre des téléspectateurs
d’une chaîne de
télévision. Ce sont ces caractéristiques qui se
trouvent en partie à l’origine
des modèles économiques différents que sont le
modèle de production de
l’information écrite et celui du flot.
Dès 1986, Bernard Miège, Patrick Pajon
et Jean-Michel Salaün ont mis en évidence une série de logiques qui régissent
le fonctionnement des industries culturelles [Miège, Pajon et Salaün, 1986].
Selon ces auteurs, c’est autour de ces logiques que se développent les
stratégies des acteurs impliqués dans le processus de production et de
diffusion des biens culturels et informationnels. Il s’agit de la logique de
l’édition de marchandises culturelles, de la production de flot, de
l’information écrite, de la production des programmes informatisés et celle de
la retransmission du spectacle vivant. A partir de ces éléments les auteurs ont
détecté trois logiques cohérents et stables constituant des modèles, qui
sont : le modèle de l’édition, dont l’expression principale est celle de
la vente de produits culturels sur support matériel comme les disques de
musique et les livres ; celui du flot qui consiste en la diffusion
ininterrompue d’un flot de programmes par voie hertzienne, comme dans la
télévision commerciale ; et celui de la presse écrite, qui est fondé sur
les principes de la continuité et du double marché (achat et publicité) par
opposition à l’édition. Leur mode de rémunération ainsi que la nature des marchés
au sein desquels ils se développent étant leurs principaux critères
descriptifs. Plus récemment, divers apports critiques ont contribué de manière
décisive à une reformulation de la part de Bernard Miège qui propose désormais
la distinction entre deux « logiques génériques », celle de l’édition
et celle du flot, et des modèles intermédiaires stables, tels que ceux de
l’information écrite ou du club [Miège, 2000a].
Régime
de rendements croissants et tarification
La numérisation et la mise à disposition
de l’information via des sites d’information permettent une diffusion sans
limites géographiques, sous condition d’accès au réseau, à un coût faible et
surtout non proportionnel au nombre d’internautes-lecteurs. Les analyses
économiques sur la question en ont déduit qu’il s’agit là d’un avantage
considérable pour les titres de presse. Ceci parce que la mise en ligne leur
permet de toucher les lecteurs sans passer par les canaux de fabrication et de
distribution classiques. Comme l’indique Enrique Bustamante, grâce à la
numérisation « l’édition et la production se sont émancipées soudainement
de leur soumission traditionnelle envers les goulots d’étranglement de la
distribution » [Bustamante, op.cité, p.808][2].
Nous pouvons parler alors d’une activité
à rendements fortement croissants
qui consiste à amortir des coûts fixes sur un volume d’activité important, ce
qui tend à réduire le coût moyen de la production au fur et à mesure que la
base de clients s’élargit. Il s’agit d’une situation bien connue des
entreprises de gestion des réseaux, dans les télécommunications, la fourniture
d’électricité et d’eau, mais également dans l’audiovisuel. Ce qui signifie, en
théorie, que la mise en ligne constitue pour la presse un moyen qui lui permet
d’effectuer des économies importantes dans le segment de la diffusion, et donc
d’accroître sa rentabilité. Ce raisonnement a été à la base du discours sur la
« nouvelle économie » appliqué à la presse et a constitué la
justification économique de la création des sites d’information. Cependant, le
passage de la presse à un régime économique de rendements croissants ne
comporte pas que des avantages économiques mais également une série de
problèmes nouveaux, notamment celui de la tarification et de la rémunération
qui sont deux éléments essentiels de tout modèle économique.
En effet, en régime de rendements
croissants, lorsque l’on recherche des économies d’échelle, et donc la plus
large diffusion possible, pour un bien ou un service dont les coûts de
production sont amortis, « les forces de concurrence tendent à réduire le
prix au niveau du coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité
supplémentaire» [Shapiro et Varian, op.cité, p.29]. C’est précisément le cas
des sites de la presse qui comportent des informations produites à l’origine
pour la version papier. Or, ce coût marginal tend vers zéro au fur et à mesure
de l’augmentation de la diffusion, ce qui rend impossible une tarification liée
à celui-ci. Comme l’indiquent Shapiro et Varian, « il faut donc fixer le
prix en fonction de la valeur du bien pour les consommateurs et non pas en
fonction du coût de production » [ibid., p. 10]. La valeur d’un bien
informationnel étant difficilement connue ex
ante, en raison de la nature de bien d’expérience des productions
médiatiques, une grande partie des acteurs de l’information en ligne se
trouvent face à l’incapacité de définir une tarification adéquate de leurs
biens à l’unité, comme c’est le cas dans la presse traditionnelle[3]. Dès
lors, il y deux solutions possibles : soit une tarification de l’usage par
abonnement, soit un usage gratuit compensé par un financement indirect. Dans
les deux cas on s’éloigne du modèle de production de l’information écrite,
décrit plus haut, même s’il existe dans la presse papier de telles
configurations[4].
Effectivement, notre recherche de terrain a révélé que l’abonnement et le
financement par la publicité et le marketing sont les deux modèles dominants en
2005 ce qui concerne les sites internet de la presse.
Le
« modèle Canal+ »
Or, chacune de ces solutions pose une
série de problèmes à la presse en ligne. Le modèle publicitaire s’est avéré
largement insuffisant pour financer les sites d’information, en tout cas en ce
qui concerne la presse généraliste. De l’autre côté, le modèle fondé sur
l’abonnement renvoie au modèle de club
des industries culturelles, qui a été forgé à partir de l’observation de la
distribution de la télévision par câble [Tremblay et Lacroix, 1991]. Selon
Gaëtan Tremblay, le modèle de club « résulte de l’utilisation des
techniques de communication de diffusion comme de télécommunication pour la
mise à disposition des produits culturels et informationnels [et] autorise
l’accès instantané à un stock considérable de programmes, de produits et de
services » [Tremblay, 1997, p.19-20]. Cependant, le modèle de club, qui
implique l’offre de contenus et de services réservés aux abonnés, suppose
également l’exclusion des petits clients qui visent un usage ponctuel et
limité. Cette exclusion va à l’encontre du modèle publicitaire puisqu’il réduit
la visibilité du média et donc son audience, susceptible d’attirer les
annonceurs.
De l’autre côté, un positionnement de
dépendance totale envers un financement indirect ne peut être appliqué à tous
les supports, particulièrement à ceux qui doivent assurer une production
coûteuse d’information originale. De ce point de vue, le principal problème
auquel sont confrontés les sites d’information est la recherche d’un équilibre
entre une offre payante et une offre gratuite. Il s’agit de la question de la discrimination par les prix qui
consiste à un effort constant de réduire le surplus de consommation, dans le sens économique du terme,
c’est-à-dire la différence entre le prix effectif d’un bien ou d’un service et
le prix que les usagers sont prêts à consentir pour y accéder. L’objectif étant
de pouvoir offrir un contenu accessible gratuitement par la majorité des
internautes qui sont des consommateurs ponctuels, ce qui amène des recettes
publicitaires, tout en réservant une offre payante à valeur ajoutée pour les
internautes qui le désirent. Nous pouvons déduire ainsi que, globalement, la
numérisation des contenus d’information et leur mise en ligne tend à rapprocher
en termes économiques l’activité de la presse en ligne à celle de l’audiovisuel,
notamment au modèle mixte de la télévision hertzienne à péage.
Si nous considérons le fait que la
logique de financement indirect et la structure des coûts fixes sont des
constantes dans le secteur de l’audiovisuel, nous pouvons en déduire que les chaînes
de télévision et les stations de radio qui créent leurs sites internet ne
rencontrent pas de difficultés significatives dans leur adaptation au nouvel
environnement économique. Cette constatation semble vérifiable sur le terrain
empirique dans un premier temps. En revanche, le régime de rendements
croissants n’est applicable à ce jour qu’aux contenus accessibles en ligne qui
comportent uniquement du texte et des photos. Ceci, parce que la taille des
fichiers permet d’en diffuser des quantités virtuellement illimités, et donc de
couvrir un public d’internautes très large à des coûts très faibles. En
revanche, la diffusion de contenus vidéo et sonores demande en 2005 des
capacités importantes en termes de bande passante, une ressource rare qui pour
le moment est relativement chère. Ainsi, les sites internet qui mettent à
disposition des contenus audiovisuels retrouvent paradoxalement une structure
de coûts variables, proche de celle de la presse traditionnelle. Ceci parce que
le prix à payer pour disposer de la bande passante nécessaire, auprès des
prestataires techniques, augmente proportionnellement au nombre d’internautes
qui souhaitent accéder à ces contenus. Ainsi, les analyses répandues qui font
de l’internet un canal de diffusion de l’information pratiquement sans coûts
liés à la taille du public ne s’appliquent à ce jour qu’à certains types de
contenu.
Les
reports des coûts vers l’usager
Enfin, une caractéristique importante
de la structure des coûts de l’internet en tant que canal de diffusion d’informations,
souvent négligée par les analyses purement économiques sur la question, est le
report d’une partie des coûts de diffusion vers l’usager. Effectivement, comme
le remarque Michel Gensollen, « l’information numérisée constitue toujours
un produit lié, sa consommation effective exige de revenir à un bien physique
ou à un service d’interface (ordinateur, appareil TV interactif, téléphone
mobile) » [Gensollen, op.cité, p.175]. Ainsi, la réduction potentielle des
coûts de diffusion est minée par l’émergence des coûts d’équipement, pris en
charge par l’usager. Selon Enrique Bustamante, le prix à payer pour disposer
des terminaux numériques et des connexions performantes peut être vu comme une
façon indirecte de transférer les coûts de la diffusion vers l’usager final
[Bustamante, op.cité, p.809]. De plus, comme nous avons pu le voir
précédemment, la complexité de l’usage de l’internet et la profusion
d’informations qu’on y trouve, par rapport aux médias de masse traditionnels,
suppose un apprentissage long et irrégulier générateur de coûts en termes de
temps et de formation aux différentes applications. Il y a donc un déplacement
de charges supplémentaire vers l’usager, qui doit acquérir des compétences
spécifiques afin de jouir de manière efficace de l’accès à l’information en
ligne. L’ensemble de ces éléments réduit la disposition des internautes à payer
pour accéder à des contenus d’information sur internet et rend problématique la
mise en place de modèles payants.
Pour récapituler, nous pouvons donc
affirmer que si l’internet apparaît de prime abord comme un moyen permettant de
toucher un public de masse pour un coût relativement faible, une analyse plus
détaillée des contraintes économiques, qui découlent des caractéristiques du
média et de la nature du marché de l’information en ligne, démontre que la
situation est bien plus complexe. En effet, les avantages qu’une structure
médiatique peut tirer de l’internet dépendent des nombreux facteurs spécifiques
à chaque support, ce qui rend la rentabilisation de l’activité aléatoire.
[1] A titre d’exemple, dans le cas du quotidien Le Monde pour l’année 2002-2003 la
diffusion payée totale est de 352 728 exemplaires par jour en moyenne,
pour un nombre moyen de lecteurs journaliers de 2 164 000 personnes.
Le décalage entre le nombre d’exemplaires vendus et le nombre de lecteurs
illustre la non rivalité de l’information qui permet à plusieurs personnes de
jouir du même bien sans le dégrader. Source : Etude annuelle Euro-PQN 2002-2003,
Ipsos.
[2] « production
and publishing have been suddenly emancipated from the traditional submission
to distribution bottlenecks ».
[3] Le problème de tarification auquel nous faisons
référence concerne uniquement les informations sur l’actualité récente,
autrement dit les news ou nouvelles dont l’utilité pour les
usagers est intimement liée à leur « fraîcheur ». Le problème est
différent en ce qui concerne les archives des journaux en ligne qui sont
effectivement vendues à l’unité. Ceci parce qu’ils sont l’objet d’une demande
« documentaire » spécifique. Il n’en demeure pas moins que la
tarification à l’unité pour les informations d’actualité est difficilement
envisageable et, de fait, rarement observée.
[4] Traditionnellement la presse est également vendue par abonnement, mais pour la grande majorité de titres les recettes qui en proviennent sont moindres que celles en provenance de la vente au numéro. En ce qui concerne la place du financement indirect, les années 2000 ont vu l’apparition d’une presse gratuite financée uniquement par la publicité en France. Pour une analyse de l’émergence de la presse gratuite en Europe voire : Bakker Piet, « Free Daily Newspapers : Business Models and Strategies », The International Journal on Media Management, vol. 4, No 3, novembre 2002, pp. 180-187.
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