5.2 Le paradoxe de Solow dans l’industrie de l’information

 Nous nous intéressons dans ce travail de recherche à la mise en réseaux de l’information de presse à travers la multiplication des sites d’information marchands. Autrement dit, notre première préoccupation est d’étudier la structure du marché et les stratégies des acteurs qui y sont impliqués à travers leur présence sur l’internet. De ce point de vue il ne s’agit pas d’interroger de manière approfondie les incidences dans le travail des journalistes de l’informatisation croissante de leur métier dans toutes ses manifestations. Cependant, nous ne pouvons que nous poser la question de l’efficacité dans le travail de production de l’information, notamment grâce aux progrès de l’informatique et de la mise en réseaux, puisqu’elle implique potentiellement des mutations structurelles du secteur.

Selon Nicolas Pelissier et Dominique Augey, « il existe en effet un paradoxe de la productivité de la presse en ligne » [Pelissier et Augey, op.cité, p.163], qui concerne dans un premier temps la presse traditionnelle. Effectivement, comme le remarquent ces auteurs, l’informatisation progressive de la presse française à partir de 1980 a profité en termes de gains de productivité de manière hétérogène à l’ensemble des familles de titres. Ainsi, pour Nathalie Sonnac, l’introduction de l’informatique et l’automatisation progressive d’un nombre croissant de taches de production au sein des groupes essentiellement implantés dans la presse magazine a contribué à leur santé financière actuelle [Sonnac, 2001]. En revanche, en ce qui concerne la presse quotidienne, la diffusion progressive de l’informatique et de l’internet n’a pas eu des effets identiques notamment en termes de rentabilité. Ceci en raison des particularités historiques de ce secteur, qui tiennent au « régime syndical particulier des ouvriers du livre qui s’applique à la presse quotidienne et la baisse du lectorat de nombreux quotidiens liée à la concurrence de la télévision et des radios ainsi qu’aux prix relativement élevés des quotidiens » [Pelissier et Augey, op.cité, p.163]. La question des gains de productivité réalisés dans le travail de production de l’information en ligne reste ouverte et nécessiterait une approche plus centrée que la nôtre sur la sociologie du travail, l’ergonomie et la gestion. Néanmoins, nous remarquons que l’équation simpliste, mise en avant par les défenseurs de la « nouvelle économie », qui consiste à considérer que l’introduction des TIC dans un secteur génère automatiquement des gains de productivité, et a fortiori de rentabilité, n’est pas applicable dans le secteur des industries culturelles. Et ceci en raison des spécificités qui le caractérisent. 

 

Des gains de productivité conditionnés

En effet, les gains en efficacité et en rapidité de collecte de l’information, dont les journalistes peuvent potentiellement bénéficier à travers l’utilisation de l’informatique et de la mise en réseaux, sont souvent annulés par ce « cyclone informationnel » dont parle Erik Neveu [Neveu, 2001, p.99]. Pour l’auteur, « la rançon de la technique se manifeste encore dans la difficulté croissante à différencier sur le Web les rumeurs, l’information intéressée que produisent les sources sur elles-mêmes, et celle, en principe vérifiée et mise à jour, que revendique le journalisme […] ces usages des technologies contribuent à un vacillement identitaire de nombreux journalistes confrontés au sentiment de déqualification de leur travail » [ibid., p.99]. Il apparaît alors que l’usage intensif de l’internet par les journalistes dans le processus de production de l’information peut s’avérer contre-productif, si nous intégrons aux critères d’évaluation de ce travail des facteurs qualitatifs mais aussi déontologiques.      

Un autre paradoxe qui régit l’introduction des TIC dans le secteur des industries culturelles est l’accroissement parallèle des gains de productivité et des coûts moyens de production, dont les effets se compensent entre eux, annulant du même coup les effets sur la rentabilité. Comme l’écrivent Philippe Chantepie et Alain Le Diberder, « on pourrait produire aujourd’hui de façon moins coûteuse ce que l’on produisait hier, mais les mutations des modes de commercialisation commandent précisément de bouleverser en permanence la définition d’un produit moyen » [Chantepie et Le Diberder, 2005, p.40]. Ainsi, dans les secteurs de la musique ou de la production cinématographique, le numérique réduit les coûts de production et ouvre des nouveaux débouchés dans le multimédia. Mais, parallèlement, la structure oligopolistique du marché et la dialectique du tube et du catalogue poussent à des superproductions, soutenues par des campagnes de marketing coûteuses, et entraînent une obsolescence rapide des œuvres génératrice de coûts.

 De même, le principe généralement admis par la littérature économique qui considère le secteur de l’audiovisuel comme étant une activité à forts coûts fixes, présentant d’importantes économies d’échelle, est mise en question par certaines constatations empiriques. Ainsi, à partir d’une analyse économétrique des coûts de programmation et des audiences de la chaîne Canal+, des chercheurs ont pu démontrer que le coût de production de la grille n’est pas indépendant de l’audience maximale. Autrement dit, « les coûts d’un programme ou d’un film sont croissants avec l’audience visée par le producteur et il existe une corrélation entre cette audience espérée et l’audience finalement réalisée » [Bourreau, Gensollen et Perani, 2002, p.121]. Ce qui signifie que, en raison de la nature spécifique des biens d’expérience que sont les produits audiovisuels, il y a des facteurs exogènes à l’efficacité économique en termes de productivité qui régissent les coûts de leur production, et, in fine, la rentabilité des entreprises du secteur.

En ce qui concerne particulièrement la production de l’information de presse, notamment sur une base quotidienne, l’activité demeure fortement marquée par l’importance de la main d’œuvre dans la structure des coûts, une caractéristique qui ne semble pas avoir été affectée de façon notable par le processus de numérisation. De plus, la volonté de certains segments de la presse de préserver un capital journalistique important peut conduire à des actions qui ne s’expliquent pas uniquement par la logique économique, ou dont le rendement économique n’est pas immédiatement perceptible[1]. En revanche, dans certains cas, comme nous le verrons plus loin, c’est le statut de cette force de travail, ainsi que son mode de rémunération, qui se trouvent modifiés. C’est la raison pour laquelle nous pensons, à l’instar des auteurs précédemment cités, que « le cœur des évolutions en cours ne touche donc pas tant les grandes structures économiques de la production de contenu que la manière dont s’articulent l’offre et la demande » [Chantepie et Le Diberder, op. cité, p.41].

Ainsi, la mise en réseaux généralisée et la numérisation progressive de l’industrie de l’information modifie les relations entre les différents acteurs qui y participent, en renforçant des tendances préexistantes. Il en va ainsi de la sous-traitance éditoriale, dont nous avons analysé précédemment l’importance grandissante dans le secteur des médias. Comme le remarquent Bernard Miège et Philippe Bouquillion, « sur le plan micro-économique, une nouvelle organisation du travail et de la production reposant sur des équipes de taille réduite et autonomes se met progressivement en place » dans le secteur des industries culturelles [Miège et Bouquillion, op.cité, p. 276]. Cependant, ces entreprises ne constituent que rarement des nouveaux médias en tant que tels, mais se concentrent dans le domaine de la sous-traitance éditoriale pour des structures préexistantes, en exploitant les possibilités offertes par internet et la baisse des barrières à l’entrée du secteur [Bustamante, 2004, p.806]. Il s’agit d’un nombre élevé d’agences éditoriales, dont la taille, le métier et les spécificités diffèrent sensiblement, mais qui comportent un certain nombre de caractéristiques en commun. Ainsi, la grande majorité d’entre elles ont été créées par des journalistes dans la période 1999-2001, en bénéficiant des tours de table des investisseurs, qui à l’époque n’hésitaient pas à financer des projets liés à l’internet.

« En 2000 quand nous avons démarré c’était fabuleux. Il y avait plein de gens qui cherchaient à investir. Les investisseurs que j’ai trouvés en ce moment-là sont toujours avec nous, ils ont toujours eu confiance dans le projet. Aussi parce que moi à l’époque je ne leur ai pas dit vous allez toucher le jackpot, du 600 %. C’était, « vous accompagnez un projet, vraiment un laboratoire, qui s’appuie sur des changements fondamentaux dans le monde de l’information et c’est ça que vous allez accompagner ». Du coup ça a écarté les investisseurs qui n’avaient pas leur place dans le projet ». Anne Tèzenas du Montcel, fondatrice d’Editoile, décembre 2003

 

Sélectivité et plasticité du réseau

 Ces agences ont essayé de mettre en œuvre les fonctionnalités de plasticité et de sélectivité de l’internet comme moyen de production. Selon Eric Brousseau et Nicolas Curien, la plasticité consiste à « la capacité de relier au réseau de nouveaux participants, d’y insérer à profusion des contenus de toute nature, d’ouvrir ou de fermer des espaces informationnels, avec une flexibilité dynamique exceptionnelle et poussée à l’extrême relativement à ce que permettaient les techniques de réseau ayant précédé l’internet » [Brousseau et Curien, 2001, p.22]. De même, la sélectivité consiste à « l’aptitude à moduler les échanges d’information d’une manière très subtile selon la nature des émetteurs, des récepteurs et des canaux de circulation » [ibid., p.22]. Ces caractéristiques techniques de l’internet ont permis le développement d’agences éditoriales qui sous-traitent la production de l’information pour le marché des médias en recourant de manière ponctuelle à des bassins de main d’œuvre constitués de journalistes pigistes, rédacteurs spécialisés et infographistes, qui travaillent sous le statut d’indépendant. Les agences en question, qui ne disposent que de très peu des salariés permanents, constituent l’interface entre la demande des médias et l’offre de services des travailleurs indépendants au moyen de l’internet. De cette façon ils participent largement au mouvement de flexibilisation croissante de l’emploi dans le secteur de l’information, déjà observable par ailleurs. 

« Moi je pense qu’internet accélère le mouvement. Vous savez, pour le modèle économique d’Editoile, moi j’avais fait un premier business plan il y a quinze ans. À l’époque ça ne passait pas à cause de la facture du téléphone, c’était trop cher. Donc internet non seulement accélère des changements dans des organisations, mais rend également possibles des modèles économiques qui étaient impossibles auparavant. Editoile sans internet n’existerait pas. Le fait de pouvoir envoyer d’un clic à un client la production change tout. Et nous nos outils sont Excel et Word, rien d’autre, c’est du pur basique. Après, sur le fond, je suis convaincue qu’internet va accélérer la sortie d’un certain système de salariat, que les professions intellectuelles sont les premières concernées et de toute façon l’émergence du travail en réseaux se développe partout. Dans le monde de consultants, dans le monde de l’intérim des cadres ou des cadres supérieurs, on voit bien que cette notion de réseau se développe. Alors il y a cette tendance de la montée en puissance des free-lance, la sortie d’un système de salariat, il y a une tendance extrêmement forte qui est l’externalisation en général qui se trouve dans tous les secteurs, et puis il y a, je pense, entre ces mouvements la nécessité de constituer quand même des repères communs ». Anne Tèzenas du Montcel - Editoile

L’ensemble de ces agences a été créé dans la période de la « bulle internet » avec l’objectif explicite de fournir des contenus d’information aux nouvelles structures qui allaient émerger en ligne. Or, l’éclatement de la « nouvelle économie » les a obligé à modifier leur positionnement et, en 2005, la plupart de celles qui ont survécu sont orientées vers des marchés plus porteurs comme celui de la presse magazine.

« À l’époque de la création d’Editoile, je croyais qu’on allait travailler surtout avec le web, mais il s’est passé exactement l’inverse, c’est la presse magazine qui a toute de suite réagi. La part de l’internet dans notre activité est très réduite, on doit être à 20% du chiffre d’affaires. Le reste c’est essentiellement de la presse magazine. Moi je me suis dit que ce qui comptait vraiment c’était qu’on fasse de l’information et peu importe le destinataire, mais en réalité nos clients sont d’abord des médias ». Anne Tèzenas du Montcel - Editoile

Pour récapituler, nous pouvons avancer que la numérisation progressive du processus de production de l’information ne permet pas d’affirmer de façon empirique l’augmentation de la productivité et, a fortiori, de la rentabilité dans le secteur. En revanche la mise en réseaux a facilité la rencontre entre l’offre et la demande de services émanant des agents. Ce qui aboutit, pour certains segments de la presse comme les magazines, mais également l’audiovisuel, à une meilleure adaptation aux fluctuations du marché et donc une rentabilité accrue. Cependant, un tel fonctionnement n’est pas généralisable à tous les médias, notamment dans la presse quotidienne, à cause de la temporalité de son fonctionnement et sa dépendance de l’actualité « chaude ». Cette caractéristique permet difficilement aux journaux quotidiens de prévoir les contenus dont ils auront besoin pour leurs éditions à venir et donc d’externaliser leur production de façon poussée et régulière.

 



[1] Il en va ainsi par exemple de la production d’informations originales avec l’envoi des journalistes à des endroits en crise. En effet, en termes purement économiques, il parait plus logique pour un média de sous-traiter la couverture des évènements à l’étranger en raison des coûts importants qu’une telle activité implique. Ceci d’autant plus que son apport financier n’est pas immédiatement perceptible. Or, les envoyés spéciaux apportent aux médias qui les emploient du capital journalistique puisqu’ils leur permettent de disposer d’une information originale.

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