2.1 Déréglementation et concentration dans le secteur de la communication

La première tendance observable dans l’évolution des industries culturelles est celle de la marchandisation croissante de ces dernières, marquée par le désengagement de l’Etat et l’affaiblissement du secteur public. Cette tendance est corrélative avec la montée en puissance des politiques économiques néo-libérales qui imposent une présence limitée de l’Etat dans tous les secteurs de l’économie. Comme le remarque Bernard Miège « l’exploitation des nouveaux produits culturels industrialisés relève désormais, presque exclusivement de la sphère marchande, entraînant une déréglementation assez systématique des institutions où elles étaient valorisées » [Miège, 2003, p.212]. L’objectif déclaré de ce processus de déréglementation, enclenché aux Etats-Unis et en Europe dès la fin des années 70, sous l’impulsion du GATT puis de l’OMC, est le renforcement de la concurrence dans le secteur des industries culturelles.

 
La déréglementation des médias aux Etats-Unis

Selon Pierre Musso, la déréglementation n’est pas une suppression de réglementation ou de régulation mais sa modification. Il s’agit d’une phase de transition entre deux réglementations [Musso, 2000a, p.35]. Cette phase de transition a pris des formes différentes selon les pays, même si les principes qui la régissent sont sensiblement les mêmes. Ainsi aux Etats-Unis où l’Etat n’a pas créé à l’origine de monopole public, ni même géré de secteur public de la communication, la déréglementation a visé surtout à rétablir les équilibres et les rapports de forces entres les secteurs et les acteurs de cette industrie. La Federal Communications Commission (FCC), qui est une agence gouvernementale se référant directement au Congrès américain, modifie son action selon les circonstances. Comme le remarque Pierre Musso, « pendant les années 70, il s’est agi de limiter la toute puissance des networks qui avaient 90% de l’audience de la télévision, en multipliant les réseaux concurrents de diffusion, en suscitant la création de PBS, en soutenant l’industrie du câble et celle de la syndication, et en protégeant les studios d’Hollywood d’une trop forte emprise des networks » [ibid., p.36]. Depuis l’affaiblissement des réseaux nationaux comme CBS, ABC et NBC, obtenu grâce à la multiplication des chaînes sur le câble et par satellite, la FCC a pu lever progressivement ces barrières permettant les fusions acquisitions entre producteurs et réseaux. Les années 90 et 2000 ont vu la FCC progressivement annuler la plupart des restrictions visant à éviter la concentration du secteur et l’émergence d’oligopoles, ce qui a conduit à la fusion, en 1989, entre les groupes Time et Warner, et l’amplification de ce mouvement à partir de 1995 avec le rachat de ABC par Disney, puis celui de CBS par Viacom, NBC appartenant à General Electric.

En 1996, le Telecommunication Act a été adopté sous l’impulsion de la FCC, comportant un assouplissement des règles qui régissaient l’attribution du spectre des fréquences radiophoniques en permettant à une firme de devenir propriétaire d’un nombre illimité des stations au niveau national.  De cette façon, l’industrie radiophonique, qui était essentiellement locale aux Etats Unis, est devenue un enjeu important pour les groupes de communication américains qui l’ont investi massivement. Aujourd’hui, la radio aux Etats-Unis est contrôlée par dix grandes firmes, qui disposent de deux tiers de l’audience et des revenus publicitaires au niveau national. Deux d’entre elles, Clear Channel, qui dispose de 1 200 stations à travers le pays, et Viacom, concentrent 42% de l’audience et 45% des revenus publicitaires de l’ensemble de secteur radiophonique américain[1]. Ce qui leur permet de disposer d’un relais important dans l’industrie musicale et d’étendre leurs activités dans le spectacle vivant à travers l’organisation des concerts par des artistes dont elles assurent la promotion.  

Dans la même logique, la FCC a déposé en juin 2003 un projet de modification du cadre réglementaire concernant le marché des médias. Selon ces propositions, l’interdiction pour une firme d’être propriétaire d’une chaîne de télévision et d’un journal au sein du même marché local (cross ownership) est levée. De même que la restriction qui limitait la possession des chaînes de télévision par une seule firme à 35% de l’audience nationale, la limite étant ramenée à 45% de l’audience au niveau national. Ces mesures, sous prétexte d’un renforcement de la concurrence, combinées avec d’autres de moindre importance qui font partie de ce projet, vont clairement dans la direction de facilitation de la concentration des médias. Cette réforme du cadre réglementaire concernant la communication et les médias a été effectuée sous l’impulsion du président de la FCC Michael Powell, fils de Colin Powell secrétaire d’Etat de la première administration de G.W.Bush, et de ses deux collègues républicains de cette commission, et malgré le vote négatif de deux membres démocrates au sein du collège. Il apparaît dès lors que la déréglementation en question rentre dans un cadre plus général d’une politique économique libérale, reposant sur la baisse des impôts et sur les mesures favorables aux grandes entreprises américaines dans tous les secteurs économiques.

 
La déréglementation en France

En France, selon Pierre Musso, quatre philosophies politiques successives ont inspiré la régulation audiovisuelle [ibid., p.35]. D’abord, celle du monopole public, puis celle de la pluralité des acteurs, puis celle du « système mixte équilibré », et enfin depuis le milieu des années 90, celle des « champions nationaux » ou « européens ». Le processus de déréglementation en France s’identifie initialement à une critique radicale du monopole d’Etat sur les moyens de communication et notamment sur l’audiovisuel. La crise de 1968 ayant démontré les faiblesses d’une information sous contrôle strict de l’Etat, la question de la suppression du monopole va diviser profondément la classe politique française, au-delà des clivages habituels. Comme le remarque l’auteur, « la philosophie politique qui légitimait le monopole public établie après-guerre voulait que le pluralisme s’exerce au mieux dans le cadre de l’Etat républicain capable d’assurer en son sein le pluralisme des opinions. Or, l’exercice du monopole public comme monopole politique en matière d’information a convaincu du contraire » [ibid., p.35]. 

Finalement, comme le démontrent Pierre Albert et André-Jean Tudesq, l’émergence du mouvement des « radios libres » en Europe et en France met de facto en question le monopole de l’Etat sur l’audiovisuel, et conduit à la fin des années 80 à la privatisation de TF1 et à la multiplication des stations de radio et des chaînes commerciales [Albert et Tudesq, 1996]. La garantie du pluralisme, qui est l’objectif déclaré des gouvernements successifs, ce n’est plus le monopole public, mais la pluralité des acteurs privés et publics. Le pouvoir public passe alors à une conception de régulation, celle de l’équilibre entre secteur privé et secteur public. Finalement dans les années 90, dans un contexte où les thèmes de la mondialisation et de la convergence dominent les politiques publiques française et européenne, une nouvelle doctrine s’impose. Elle consiste à faciliter la concentration des groupes de communication, sous certaines conditions. Il s’agit en effet de pousser à la constitution de ce que Musso appelle des « champions nationaux et européens », c’est à dire des pôles de communication puissants capables de résister aux groupes américains jusque-là dominants [Musso, 2000a, p.37]. Ce principe a eu raison d’une réglementation qui visait à éviter la concentration des médias, par un déplacement des enjeux du marché intérieur au marché international. Ainsi, pour les pouvoirs publics, et davantage pour les centres informels du pouvoir économique français, il est désormais préférable de faire des concessions sur le front de la protection de la concurrence et sur les mesures anti-concentration, afin de garder un contrôle « national » par des entreprises françaises sur les industries culturelles du pays.     

Le facteur qui a agi comme catalyseur dans le franchissement de cette étape est la numérisation croissante des contenus et l’émergence de l’internet en tant que support de diffusion combinant plusieurs avantages. Effectivement, le développement de l’internet auprès du grand public à la fin des années 90 présente une série des caractéristiques qui peuvent être considérées comme des avantages d’un point de vue économique. Ceux-ci incluent la diminution des coûts de la diffusion des produits culturels et d’information à un niveau mondial, à travers la suppression des supports matériels qui seront amenés à être remplacés par une consommation en ligne, mais également par la possibilité de répondre de manière personnalisée aux demandes individuelles.

 
Le principe de la « convergence »

Ce principe de « convergence » entre les industries des télécommunications, de l’informatique et des contenus sera le fondement de la stratégie des dirigeants emblématiques de cette période. Comme le rappelle Vincent Mosco, si le « cyber-mythe » de la convergence recouvre plusieurs choses, et tout d’abord « la convergence technique des systèmes qui utilisent des normes et un langage numérique commun, […] il évoque aussi la disparition des barrières qui séparaient autrefois l’édition, l’audiovisuel et les télécommunications, toutes ces industries qui tendent désormais à devenir une sphère immense et lucrative de services électroniques » [Mosco, 2000, p.107].  Il s’agit de ce que Herbert Schiller a appelé une capacité de communication totale, c’est à dire l’émergence d’entreprises géantes qui disposent des équipements nécessaires pour « contrôler entièrement messages et images, depuis le stade de la conception jusqu’à celui de la mise à disposition finale aux utilisateurs ou au grand public […] le but poursuivi, et déjà en cours de réalisation, est la création des domaines privés qui produiront des données et des divertissements (films, programmes de télévision, jeux vidéo interactifs, enregistrements, actualités), les mettront en forme et les transmettront par satellite, câble ou ligne téléphonique jusque dans les salons des particuliers ou dans les bureaux des entreprises » [Schiller, 1997, p.46]. 

Cette évolution conduit à un basculement net concernant les stratégies des acteurs du secteur de la communication d’une politique fondée sur les alliances, autrement dit les associations d’entreprises indépendantes qui coordonnent leurs moyens pour réaliser un objectif, vers une politique fondée sur les fusions-acquisitions. C’est-à-dire vers des opérations qui consistent pour une entreprise de racheter d’autres entreprises extérieures qui perdent de ce fait leur autonomie. L’objectif étant d’atteindre une taille critique qui procure des économies d’échelle et des synergies importantes, dans un environnement économique globalisé. L’amorçage de ce changement se situe au milieu des années 90 et coïncide avec la généralisation des politiques de déréglementation et l’apparition aux Etats-Unis de l’internet grand public. Selon Abdelaziz Mouline, la répartition des décisions stratégiques dans les industries culturelles au niveau mondial passe de 82,6% d’alliances pour 17,4% de fusions-acquisitions en 1995 à 60% d’alliances pour 40% de fusions-acquisitions en 1999 [Mouline, 2000, pp.25-27].

  AOL, premier fournisseur d’accès à internet aux Etats Unis, rachète ainsi le groupe des médias Time-Warner en 2000, grâce à une forte capitalisation boursière qui lui permet d’être le leader de cette fusion malgré un chiffre d’affaires cinq fois moindre que celui de Time-Warner. La même année, Vivendi-Universal naît de la fusion entre Vivendi et Seagram, propriétaire de studios de cinéma et de l’une des cinq majors de l’industrie du disque, Universal. Un an plus tard, le pôle reprend les actifs d’USA Networks dans le cinéma et la télévision. Le mouvement d’acquisitions, de fusions et d’alliances continue avec des acteurs qui s’activent à l’échelle mondiale comme Viacom, Disney, Bertelsmann et News Corporation, jusqu’à la crise de la nouvelle économie, qui commence aux Etats-Unis en 2000 et finit par affecter l’économie européenne en 2001. Le résultat de cette évolution est d’une part la démission presque simultanée en l’été 2002 des dirigeants qui ont symbolisé cette période comme Jean-Marie Messier de Vivendi-Universal, Robert Pitmann d’AOL-Time Warner ou Thomas Middelhoff du groupe allemand Bertelsmann, et, d’autre part, la révision complète de la stratégie mise en œuvre par ces derniers vers des critères plus classiques de rentabilité[2]. 

La stratégie de la convergence a échoué, à cause notamment d’une précipitation à investir sur les nouvelles possibilités offertes par l’internet, alors que la demande sociale n’était pas suffisante et que la technologie requise, notamment l’internet mobile et à haut débit, n’était pas fonctionnelle. Cependant, malgré le fait que la faiblesse des modèles économiques de l’internet et de la « nouvelle économie » a généré de pertes colossales et a miné l’économie mondiale, il n’en demeure pas moins que cette période constitue un moment de restructuration des industries culturelles, avec notamment la concentration horizontale et verticale des firmes transnationales. Mais aussi l’introduction dans ce secteur d’acteurs qui auparavant n’y était pas présents : les opérateurs anciennement publics que sont France Telecom et sa filiale Wanadoo, Deutche Telecom et sa filiale T-Online ainsi que le britannique BT et l’espagnol Telefonica, mais également d’acteurs en provenance de l’informatique et les services de l’internet comme Yahoo, Google et MSN. Ces acteurs dont le métier d’origine est la fourniture d’accès à internet, ou la mise à disposition de services comme la recherche, les annuaires ou la messagerie personnelle, vont progressivement s’activer dans le domaine du contenu, notamment en valorisant leurs bases de données clients respectives, afin de se positionner en tant que diffuseurs des contenus d’information et de divertissement.

 

Conséquences pour les industries culturelles françaises

D’un autre côté, les répercussions de l’affaiblissement du pôle financier Vivendi-Universal seront immédiates en ce qui concerne les rapports de force au sein des industries culturelles françaises, puisqu’il va aboutir à la vente d’un nombre important de ses actifs, dont la branche édition Vivendi-Universal Publishing (VUP) mais également le Groupe L’Express-L’Expansion. Ainsi, après une série d’arbitrages complexes au niveau des autorités françaises et européennes chargées de la concurrence, le pôle Lagardère rachète Editis (ex-VUP), et devient le leader de l’édition en France, ce qui ne manque pas de soulever les réactions des professionnels du secteur. Hachette-Lagardère ayant été obligé, par les autorités anti-concurrentielles de l’Union européenne, de céder une partie des actifs d’Editis, le groupe vend 60% à Wendel Investissements, dont le dirigeant principal est Ernest-Antoine Seillière, alors président du Medef. Ainsi, 40 % du périmètre d’Editis rejoint Hachette Livre avec les firmes Larousse, Armand Colin, Dalloz, Dunod, et Anaya en Espagne, Hachette Livre se voit ainsi propulsé du 11ème au 6ème rang mondial et devient premier éditeur en France[3].

Parallèlement, le pôle Dassault, dont le métier d’origine est l’armement et l’aéronautique, acquiert en mars 2004 le groupe Socpresse, qui était la propriété de Hersant, et en devient l’actionnaire majoritaire à 80%. Début 2002, à la faveur d’une augmentation du capital, Dassault était déjà entré dans le groupe à hauteur de 30 %, et avait ensuite prêté à la Socpresse une partie des fonds nécessaires pour racheter le Groupe L’Express-L’Expansion lors de la cession de ce dernier par Vivendi-Universal. Ainsi Dassault, qui était déjà propriétaire du groupe Valmonde (Valeurs actuelles, Le Spectacle du monde, Le Journal des finances) et de la radio d’information économique BFM, consolide son entrée dynamique dans le marché de la presse, puisque aujourd’hui il contrôle un grand nombre des titres parmi lesquels Le Figaro. Dassault contrôle également des titres de la presse quotidienne régionale (La Voix du Nord, Le Dauphiné Libéré, Le Progrès, Courrier de l’Ouest, Maine Libre, Presse Océan) et de la presse magazine (L’Express, L’Expansion, La Vie financière, L’Etudiant)[4].

Cette évolution illustre le caractère stratégique du secteur de la communication dans le système économique, qui est en train de devenir le moteur de la dynamique actuelle du capitalisme mondial [Miège, 2000b, p.43]. Cependant elle ne manque pas de soulever des réactions de la part des professionnels du secteur de la presse, notamment des journalistes, qui demandent aux pouvoirs publics « des outils juridiques devant être accordés aux rédactions (droit de regard, droit de vote) pour mener la lutte pour le pluralisme et l’emploi »[5]. Ce mouvement de protestation est relayé par la société civile, notamment à travers l’appel du 18 juin 2004 de l’Observatoire français des médias « contre la concentration et la mainmise financière sur les médias […] pour défendre le droit à une information libre et pluraliste »[6].     

De cette façon il apparaît que le processus de déréglementation et l’ouverture des marchés nationaux, qui entraîne une aggravation temporaire de la concurrence, créer in fine des oligopoles à un niveau plus élevé. Autrement dit le système dans son ensemble ne devient pas plus concurrentiel [Garnham, 2000, p.66]. Au contraire, comme le remarque Robert McChesney, « un marché oligopolistique global, couvrant tout le spectre des médias, se cristallise avec des barrières à l’entrée élevées » [McChesney, 1998, p.17]. Il s’agit d’une tendance générale de la restructuration du système économique, particulièrement visible au sein des industries culturelles, qui produit « ce phénomène majeur de renforcement du pouvoir des grandes entreprises ou assimilés, avec la conformation peu à peu des oligopoles dans tous les marchés, les plus grandes unités se combattant entre elles au niveau mondial et entendant leurs implantations et leur réseau de partenaires par-delà des frontières » [Boltanski et Chiapello, 1999, p.299]. Cette tendance est corrélative avec celle de la financiarisation croissante des industries culturelles, et des enjeux qui en découlent. 

 



[1] Cette étude a été effectuée en novembre 2002 par l’association américaine Future of Music Coalition, qui regroupe de chercheurs, d’enseignants et d’usagers des médias américains, en collaboration avec le Pew Institut. Elle est disponible sur http://www.futureofmusic.org/research/radiostudy.cfm

 

[2] Voir à ce sujet le dossier thématique « Les marchés défient Vivendi-Universal et AOL Time Warner », L’Expansion, 15 avril 2002, non signé.

 

[3] Source : « L’édition vue de Bruxelles », Alain Salles, Le Monde, 2 Avril 2004 et « Le silence et le gêne dominent après le rachat d’Editis par Wendel », Florence Noiville et Alain Salles, Le Monde, 4 Juin 2004. 

[4]Source : M-magazine, No 6, 11 avril 2002, accessible à l’adresse http://www.acrimed.org/article1486.html

[5] Communiqué de presse du comité national du Syndicat National des Journalistes (SNJ), Paris le 5 avril 2004, accessible à l’adresse http://www.snj.fr/communiques/Dassault-socpresse05.04.04.html

[6] Le texte de la pétition est accessible à l’adresse : http://www.observatoiremedias.info/article.php3?id_article=202?debut_petition=1000

 

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