8.4 Les publications exclusives au réseau

8.4.1 Journal du Net

Le Journal du Net est un site d’information spécialisé qui traite essentiellement des questions relatives au marché de l’internet. Il a été créé en 1999 par Benchmark Group, société de conseil et éditeur des lettres d’information. Benchmark Group a été créé en 1996 par Corinne Delaporte. La société est structurée en deux pôles, un pôle d’études et de services aux entreprises, ciblé sur le domaine des nouvelles technologies et de l’internet en particulier, et un autre pôle d’édition de sites web. Outre le Journal du Net, au départ à destination des professionnels de l’internet, le groupe édite également un magazine en ligne grand public baptisé L’Internaute et un service d’offres d’emploi, Emploi Center. Le pôle de services aux entreprises produit régulièrement des études sur l’état du marché de l’internet dans les secteurs de la publicité, du marketing, du commerce électronique, de la fourniture d’accès et des intranets. Il organise également des forums sectoriels ou thématiques, pendant lesquels ont lieu des échanges entre professionnels des secteurs concernés. Enfin, la société met en place des formations spécialisées dans le domaine des nouvelles technologies et de l’internet. Benchmark Group dispose d’un effectif de soixante-cinq personnes et a réalisé un chiffre d’affaires de 6M d’euros en 2004.

 

Création et dépassement de la crise

L’origine du Journal du Net se trouve dans la mise en ligne d’une lettre d’information professionnelle appelée Stratégie Internet à l’adresse strategie-internet.com. A l’époque les rédacteurs du groupe transposait sur l’internet une partie du contenu de la lettre, complétée par une rubrique quotidienne. Le succès de cette première publication en termes de trafic a conduit Benchmark Group à la création du Journal du Net en février 1999. L’objectif initial a été de toucher une cible de professionnels du secteur de l’internet qui commençait à se développer en France à cette époque. Malgré le positionnement du groupe dans le domaine du conseil aux entreprises, l’équipe rédactionnelle du Journal du Net a été constituée dès journalistes de formation. Cependant, Benchmark Group n’ayant pas le statut d’une entreprise de presse, les rédacteurs de son site d’information n’ont pas été rattachés à la convention collective des journalistes professionnels. Comme les autres salariés du groupe, les rédacteurs du Journal du Net dépendent de la convention collective de la fédération Syntec, applicable au personnel des bureaux d'études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils[1]. 

Dans un premier temps, se fondant sur les analyses sur la « nouvelle économie », les responsables de Benchmark Group ont investi de manière significative dans le Journal du Net dans l’objectif d’acquérir une place dominante dans le secteur de l’information professionnelle sur les nouvelles techniques d’information et de communication. La concurrence très vive sur ce créneau, accentuée par la création d’un nombre significatif de nouvelles publications en ligne à la fin des années 90, a poussé les responsables du groupe à embaucher une équipe importante de journalistes pour la rédaction du site. Celle-ci a atteint les vingt personnes en 2000. Cependant, la crise du secteur de l’internet qui a sérieusement entamé toutes les activités de Benchmark Group, a causé des déficits importants. Ainsi, pour l’exercice 2001, la société a subi une perte de l’ordre de 715 000 euros pour un chiffre d’affaires de 4,8M d’euros. Afin de faire face à cette baisse de revenus, les responsables du groupe ont engagé une restructuration, incluant de nombreux licenciements, qui a touché particulièrement le pôle éditorial. Les effectifs de l’équipe du Journal du Net ont été alors réduits de moitié.

« C’est sûr qu’on est très fiers d’être encore dans le paysage des médias électroniques, c’est vrai qu’on s’est fait quelques frayeurs à un moment donné, on eu très peur nous aussi, on s’est posé des questions et on a restructuré l’activité pour tenir le coup. C’était à la fin de l’éclatement de la bulle en 2001. Il y a eu une réduction d’effectifs, au summum de Benchmark Group on a été jusqu’à 80, mais en plusieurs activités. C’est vrai que lorsqu’il y a eu la restructuration c’est le pôle éditorial qui a connu le plus fort impact parce que naturellement c’est l’un de pôles les plus difficiles à rentabiliser à court terme, et puis c’est vrai que de toute manière avec la chute des revenus publicitaires il fallait songer à une restructuration, ce qui n’est pas forcément un moment agréable, mais qui est en tous cas nécessaire si on veut tenir le coup. Je pense que Benchmark Group a eu raison de restructurer assez rapidement de manière à ce que l’on puisse retomber sur nos pattes assez facilement, on a pris les mesures au moment où il le fallait pour tenir le choc, c’est certainement pour ça d’ailleurs que d’autres médias n’ont pas tenu le coup à l’époque ». Philippe Guerrier, rédacteur en chef du Journal du Net, décembre 2003        

Suite à cette restructuration, Benchmark Group a renoué avec la rentabilité. Ainsi, pour l’exercice 2004, la société a dégagé des bénéfices de l’ordre de 600 000 euros, pour un chiffre d’affaires global de 6M d’euros. En ce qui concerne le Journal du Net, il occupe une des premières places parmi les sites d’information spécialisés de l’internet français avec une audience de 1 230 000 visiteurs uniques pour le mois de juillet 2005, ce qui le place devant les sites de Libération, du Figaro ou du Groupe L’Express-L’Expansion[2]. De son coté, le site grand public L’Internaute a attiré 2 859 000 visiteurs uniques pour la même période. Cette bonne performance en termes d’audience rend le Journal du Net particulièrement attractif pour les annonceurs publicitaires, spécialement en ce qui concerne le secteur business to business. Par ailleurs, par le biais des newsletters, les gérants du site ont pu constituer une base de données très riche utilisée à des fins de marketing direct.

 

Un modèle économique hybride

Cependant, même si les revenus du site provenant de la publicité et du marketing sont relativement importants ils ne suffisent pas à rentabiliser son fonctionnement. L’activité d’éditeur du Benchmark Group étant déficitaire, les profits de la société proviennent du pôle services aux entreprises. Or, le Journal du Net occupe un rôle très important dans la stratégie globale du groupe. En effet, le public drainé par le site d’information, constitué en grande partie de professionnels du secteur de l’internet, s’identifie largement avec la cible des offres commerciales de Benchmark Group. De cette façon, le Journal du Net augmente la notoriété de sa maison mère et sert de « vitrine » pour ses activités de conseil en attirant des clients potentiels. Il s’établit alors une relation de complémentarité entre les deux branches d’activité du groupe, dégageant ainsi un modèle économique original.

« Pourquoi on a tenu ? Parce que Benchmark Group a d’autres sources de revenus, les forums et séminaires pour les professionnels, et ces sources de revenus ont tenu et ça a permis au Journal du Net de survivre. Disons que ce support nous sert de vitrine pour nos autres activités, à partir du moment où le Journal du Net est une marque reconnue on se permet de faire de l’autopromotion pour les autres activités du groupe qui sont très internet professionnel. Les revenus générés à partir de cette activité ont permis de garder une petite équipe au Journal du Net pour passer ce cap un peu difficile. Mais en même temps c’est une relation de dépendance les uns par rapport aux autres, c’est vrai que sans le journal les autres activités auraient du mal à tenir en termes de visibilité et puis le journal s’il n’y avait pas eu les autres activités derrière ça aurait été très compliqué. Le Journal du Net seul ça a du sens mais c’est difficile au niveau du modèle économique ».  Philippe Guerrier – Journal du Net

 

Une polyvalence « obligée »

En 2005, l’équipe rédactionnelle du Journal du Net est constituée de neuf personnes chargées d’une production éditoriale originale et quotidienne. L’effectif est divisé en deux équipes, une première qui s’occupe de contenus du site dans son ensemble et une seconde qui est chargée de la rubrique Solutions et qui traite davantage des questions techniques. Tous les journalistes de la rédaction sont polyvalents et peuvent être appelés à effectuer de tâches de webmaster comme l’édition en langage HTML et la mise en ligne de contenus. Le fonctionnement de la rédaction se fait sur la base d’une édition quotidienne qui comprend trois nouvelles « entrées » par jour et par rédacteur. L’ « entrée », qui constitue l’équivalent d’un « papier » en presse, peut être un article, une interview, un ensemble de brèves, un tableau synthétique ou un tchat avec un invité. La journée commence avec une conférence de rédaction matinale où sont décidés les thèmes à traiter pour l’édition du lendemain. Par la suite les journalistes se chargent de trouver l’information et de rédiger leurs articles pour le bouclage de l’édition qui a lieu en fin d’après-midi. A l’intérieur de la rédaction il n’y a pas de division de travail fixe comme elle peut exister dans la presse. Ainsi, la fonction de secrétariat de rédaction est assumée conjointement par l’ensemble de journalistes qui se relisent et se corrigent entre eux. De même, la mise en page du sommaire et de la newsletter se fait à tour de rôle et selon les disponibilités de chacun.

Le contenu d’information du Journal du Net est constitué d’articles sur l’actualité « chaude » et de sujets magazine. Les premiers couvrent les développements récents du secteur de l’internet alors que les seconds sont des dossiers ou des enquêtes thématiques sur une période plus longue. A l’intérieur de la rédaction il n’y a pas de séparation entre les deux fonctions. Des tentatives de réorganisation en interne ont été faites afin de mieux repartir les rôles entre ces deux composantes de la production, mais elles ont échoué à cause de la taille réduite de l’équipe. Cette contrainte impose une flexibilité accrue quand à la répartition de tâches qui ne permet pas aux rédacteurs d’avoir une visibilité sur le long terme quant au travail qu’ils seront amenés à effectuer.

« Donc il n’y a pas de secrétariat de rédaction et des choses comme ça, chez nous ce sont des postes qu’on cumule assez facilement. Ce n’est pas une personne dédiée qui est secrétaire de rédaction, ce sont des choses qui tournent. Je crois que ça c’est un de points aussi qui nous différencient des médias traditionnels, c’est-à-dire qu’il y a certaines étapes dans la production d’un article qui n’existent pas, le secrétariat de rédaction ça existe mais ce n’est pas une étape en plus, c’est une personne qui cumule ce poste mais ce n’est pas une personne tierce qui fait ce travail là. […] Nous on cumule les deux, sujets magazine et actualité, c’est vrai qu’on a voulu à un moment découper en termes organisationnels en disant cette semaine il y a une partie de l’équipe qui s’occupe de l’actualité chaude et l’autre partie de l’équipe se charge de la partie magazine, le problème avec le Journal du Net c’est qu’avec une équipe tellement restreinte on ne peut pas, ce n’est pas possible. On met un peu la main à la pâte sur tout, donc ça casse un peu cette tentative ». Philippe Guerrier – Journal du Net

 

Du journalisme « assis » à la « caisse de résonance »

Paradoxalement, contrairement à d’autres supports comparables, les responsables du site n’ont pas fait le choix de l’information en continu. Autrement dit, les articles ne sont pas mis en ligne au fur et à mesure de la journée, une fois rédigés. La rédaction du Journal du Net a opté pour un fonctionnement plus traditionnel avec un bouclage unique tous les soirs et la publication de l’édition quotidienne le lendemain. En revanche, une part importante du travail effectué par la rédaction consiste en la mise en relation de différents contenus et la constitution de dossiers thématiques. Les articles produits comportent des mots-clés et sont intégrés dans une base de données afin de faciliter ce traitement supplémentaire. Le travail de production des rédacteurs est essentiellement du journalisme « assis », puisqu’ils ne sortent que très rarement de leurs bureaux. L’essentiel de contacts se fait par téléphone et par messagerie électronique. Ceci en raison de la taille réduite de l’équipe et des impératifs de production qui lui sont imposés qui contraignent les rédacteurs à rentabiliser leur temps de travail en termes de production de contenus. Cette caractéristique renforce également la tendance de la rédaction du Journal du Net à fonder sa production en grande partie sur les informations qui sont fournies par les communicants, sous forme de communiqués et de dossiers de presse. C’est la raison pour laquelle il leur a été souvent reproché dans le milieu professionnel du web de constituer une « caisse de résonance » pour les entreprises et non pas un véritable média d’information.

« Je suis parfaitement conscient de faire du journalisme assis. Effectivement, je ne sors pas de mon bureau et même quand on va en conférence de presse pour nous c’est quasiment l’exploration. C’est pour deux raisons : d’abord parce qu’on est en production en continu et donc le travail est assez intense, à partir du moment où on décide d’aller dans une conférence de presse ça prend une demie journée, ce qui équivaut à la moitié de notre production du jour qui est trois entrées. Vous faites le calcul. D’où le choix de multiplier les contacts par téléphone plutôt qu’en face à face. La deuxième raison c’est qu’on est une équipe limitée et si jamais quelqu’un se déplace derrière il faut que quelqu’un d’autre assure et si il y a trop d’information à gérer ça pose problème. Mais c’est toujours beaucoup plus intéressant d’aller à la conférence de presse. Ne serait-ce qu’avec les questions-réponses à la fin de la conférence on a un supplément d’information  plutôt que si on se concentre uniquement sur le dossier de presse avec quelques éléments derrière par téléphone. Ca serait l’idéal mais à l’état actuel des choses c’est impossible, on ne peut pas se permettre d’assister à toutes les conférences de presse et avoir un contact direct avec les gens ». Philippe Guerrier – Journal du Net

En effet, l’organisation et les pratiques de la rédaction du Journal du Net constituent un exemple assez représentatif du fonctionnement de certaines publications exclusives au réseau. Il s’agit d’une petite équipe tournée entièrement vers la production régulière d’information sans les impératifs d’enquêtes ou de reportages de la presse traditionnelle. De ce fait, elle participe à l’extension du phénomène de relations publiques généralisées, décrit plus haut. Ceci parce que les sources des journalistes du site sont essentiellement institutionnelles, ce qui nuit à la fonction critique qu’ils sont censés assurer. Par ailleurs, la nature du média et l’effectif réduit du Journal du Net pousse les rédacteurs à assumer de fonctions diverses nécessitant une polyvalence accrue. Ce qui bouleverse la division du travail établi au sein des médias traditionnels et la répartition de tâches qui en découle. Il en résulte une meilleure maîtrise du processus de production et de diffusion de l’information de la part de journalistes qui participent à toutes les étapes de la publication. En revanche, une telle tendance peut potentiellement accentuer l’emprise de contraintes techniques dans leur travail quotidien, nuisant du même coup à la qualité de l’information. Enfin, le Journal du Net se fonde sur un modèle économique original dans lequel il n’est qu’un élément partiel de la stratégie globale de Benchmark Group dont la fonction principale est de promouvoir les acticités des autres branches. Cette configuration permet à l’éditeur de contourner le problème de la rentabilité du support d’information mais pose la question de sa crédibilité.

 



[1] http://www.syntec.fr/convention/sommaire.php

[2] Source : Panorama Médiamétrie-eStat/@position, juillet 2005.

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