3.3 Industrialisation et sous-traitance
éditoriale
Le processus d’industrialisation du
secteur de l’information comporte une deuxième tendance qui est celle de la
progression de la division du travail au sein des entreprises médiatiques, avec
comme corollaire le développement de la sous-traitance éditoriale. Si les
exigences spécifiques de la presse quotidienne, qui consistent à produire des
contenus d’information quotidiennement, ne permettent pas à ces supports de
recourir à une sous-traitance éditoriale systématique, il en va tout autrement
pour la télévision et la presse magazine.
Séparation
des fonctions de producteur et de diffuseur
Ainsi, en ce qui concerne la
télévision, la séparation croissante entre les fonctions de
programmation-diffusion et de production a ouvert un nouveau marché à la fin
des années 80 en France, celui de la fabrication des magazines d’information
par des agences de presse audiovisuelles. Selon Gilles Balbastre, en 1999,
toutes les chaînes sous-traitent une partie importante de leurs magazines
d’information, entre 30% et 100% selon les cas, à des agences de presse privées
[Balbastre, 2000, p.76]. En 2005, le syndicat qui regroupe l’ensemble de ces
agences, la SATEV (Syndicat des agences de presse télévisée) dispose d’une
quarantaine de membres, ce qui en fait le premier syndicat de la FFAP
(Fédération Française des Agences de Presse). Par ailleurs, la SATEV représente
sur le plan économique près de 80% du chiffre d’affaires du secteur des agences
de presse télévisuelle en France[1]. De la
même manière, le fort développement de la presse magazine ces dernières années
conduit à la multiplication des titres généralistes, 37,9% d’augmentation du
nombre des titres généralistes entre 1985 et 1996, et 20% d’augmentation des
titres spécialisés dans la même période[2]. Un grand nombre de ces
titres fonctionne avec des équipes réduites, notamment en ce qui concerne les
journalistes. D’où le recours systématique à la sous-traitance éditoriale
auprès d’agences spécialisées.
Cette tendance semble se renforcer au
sein de l’internet, avec l’apparition d’un grand nombre d’agences web qui
s’activent dans la production de contenus éditoriaux. Ces agences, dont le
statut est relativement ambigu, travaillent autant dans la mise en place et
l’entretien technique de sites internet que dans la production de contenus, en
employant des rédacteurs spécialisés et des journalistes. Ou en faisant
l’interface entre la demande de la part des médias et des sites d’informations
et l’offre en provenance des pigistes et des journalistes « freelance ».
De plus, certaines de ces agences travaillent indifféremment pour des sites
d’information et pour des sites institutionnels, s’activant parallèlement et
avec le même personnel dans l’information et dans la communication. Dans bien
de cas l’activité de communication, qui est la plus rentable, sert à soutenir
une activité d’information qui elle n’est pas bénéficiaire en termes
économiques, mais qui procure du capital journalistique par le biais de la
reconnaissance des professionnels du secteur. De ce point de vue, le
développement de la sous-traitance sur l’internet participe à « la
reproduction du journalisme dans d’autres groupes sociaux » dont parle
William Spano. A l’instar de ce dernier, concernant les magazines de marque,
nous pouvons penser que la sous-traitance éditoriale sur l’internet participe à
cette reproduction partielle du journalisme, où sa conception est
« décomplexée c’est-à-dire plus à l’aise avec certaines questions (celles
relatives à la dimension économique du titre par exemple) et s’accommodant
mieux de ses ambiguïtés constitutives » [Spano, 2004, p.107].
La
montée d’une « information précaire »
L’industrialisation croissante du
secteur des médias et la tendance corrélative de sous-traitance éditoriale
trouvent également leur expression dans l’augmentation du nombre des
journalistes indépendants, pigistes ou « freelance », par rapport aux
journalistes intégrés de manière permanente au sein d’une rédaction. Selon une
étude effectuée par un groupe de recherche attaché à l’ERASE de l’Université de
Metz et publiée en 1998[3], il y
avait à la fin 1996 en France 29 153 journalistes professionnels parmi lesquels
5 165 pigistes, dont le nombre représentait 17,7% des effectifs de la
profession, contre 14,3% en 1991. Selon Gilles Balbastre ce chiffre continue
d’augmenter puisque deux ans plus tard, en 1998 le pourcentage de pigistes
s’élevait à 18,5% de l’ensemble des journalistes professionnels en France, soit
5 654 personnes[4]. En
2004, le pourcentage des journalistes pigistes reste dans le même ordre de
grandeur, selon les chiffres de la Commission de la carte d’identité des
journalistes professionnels (CCIJP), dans lesquels ne sont pas inclus les
journalistes ne disposant pas de la carte professionnelle[5]. Il n’y a pas lieu dans le
présent travail d’entrer dans les détails de la sociologie de ce groupe
particulier de travailleurs de l’information, dont la caractéristique
principale est une grande diversité de statuts et de situations
professionnelles. Cependant, nous pouvons constater à la lecture des travaux
précédemment cités que le travail des pigistes est soumis à un certain nombre
des contraintes qui constituent des incidences supplémentaires de
l’industrialisation croissante du champ de l’information.
Ainsi, la première contrainte du
journalisme indépendant est la précarité économique et sociale qui peut, dans
certain cas, découler de son statut particulier. Cette menace permanente
résulte souvent à l’atténuation des exigences de rigueur professionnelle. Lors
des entretiens effectués par Alain Accardo et son équipe, il apparaît que le
défaut de continuité dans la mission, ou de stabilité dans le poste, est
difficilement compatible avec un investissement profond et durable. Selon cet
auteur, il n’est pas surprenant dans ces conditions que « la tentation de
réduire l’investissement l’emporte parfois sur la volonté de bien faire. Le
pigiste en particulier, pris entre d’une part la nécessité d’être éclectique
pour pouvoir accepter toute commande et aller vite pour s’assurer un volume
suffisant de piges et d’autre part l’impossibilité d’acquérir une compétence
encyclopédique, est poussé à se livrer à une sorte de pillage du travail
effectué par ses confrères spécialisés » [Accardo et alii, 1998, p.24].
Les journalistes de cette catégorie participent donc fortement à la circulation
circulaire de l’information décrite par Pierre Bourdieu [Bourdieu, op.cité,
p.26], puisque les contraintes particulières auxquelles ils ont soumis les
conduisent souvent à reproduire les thématiques et les angles d’approche largement
répandues dans les médias : « l’information a alors tendance à
fonctionner dans une boucle sans fin, constamment recyclée par des pigistes
isolés et en mal de sources. Il leur faut “picorer” une information qu’ils vont
pouvoir retraduire rapidement, toujours par souci de rentabilité, en une autre
information, guère différente de la première mais suffisamment
attrayante » [Balbastre, op.cité, p.80].
Un tel mode de fonctionnement
contribue également à ce que les pigistes soient plus attentifs à la communication
institutionnelle qui leur facilite le travail en leur fournissant, sur les
sujets traités, une information qui a pour vocation de servir les intérêts de
l’organisation communicante. De cette façon, les pigistes sont amenés très
souvent à pratiquer ce que Valérie Patrin-Leclère appelle un « journalisme
institutionnel », c’est-à-dire couvrir des sujets qui peuvent être traités
rapidement parce que le travail est préparé par les communicants
professionnels : « l’organisation apporte sur un plateau le bon
client journalistique, celui qui saura parler dans un micro ; elle propose
aussi le bon angle, celui qui est susceptible d’intéresser le plus les
destinataires du média » [Patrin-Leclère, 2004, p.117]. De cette façon, il
apparaît que les journalistes indépendants, comme les pigistes et les
« freelance », peuvent dans certains cas être plus attentifs à la
communication institutionnelle, en tout cas davantage que leurs confrères
intégrés de manière permanente au sein d’une rédaction. Ainsi, les contraintes
économiques des médias et la sous-traitance éditoriale très poussée et
systématique contribuent au renforcement des relations publiques
généralisées dont il a été question précédemment. Et ceci d’autant plus que
certains des pigistes de l’information en ligne se trouvent dans une position
où les structures pour lesquelles ils travaillent, notamment les agences web
que nous avons examiné lors de notre recherche de terrain, leur demandent
tantôt de se placer du coté des communicants, en contribuant à la communication
institutionnelle d’entreprises, tantôt du coté du journalisme.
Enfin, une autre caractéristique mise
en avant par les études sur la population des pigistes est leur effort constant
de se mettre en conformité avec la demande des médias qui les emploient. En
raison d’un investissement personnel et financier important de la part des
pigistes dans la production de l’information, sans les garanties des
journalistes statutaires, ils ne peuvent pas se permettre un refus de la part
des employeurs : « il faut donc découper le monde en cases,
puisqu’il est économiquement suicidaire d’aller proposer autre chose que ce qui
est vendeur. Le choix de sujets à proposer se fait donc bien souvent en
anticipant un hypothétique refus du diffuseur. Le pigiste a tout intérêt à être
frileux et à ne pas proposer des reportages qu’il peut présumer difficiles à
“caser ”» [Balbastre, op.cité, p.79]. Les journalistes indépendants sont
donc obligés dans leur travail quotidien d’intégrer des paramètres économiques et
de gestion quand ils se trouvent face aux « acheteurs », c’est-à-dire
les rédacteurs en chef, qui à leur tour imposent souvent des directives
précises non seulement dans le choix du sujet mais également dans ses
conditions de réalisation.
Ces caractéristiques ne sont pas
propres aux pigistes et on peut les retrouver parmi les journalistes intégrés.
C’est ainsi que Cyril Lemieux, dans son étude auprès des journalistes intégrés
qui ont couvert l’affaire Grégory, remarque que « la surenchère est donc
impulsée avant tout par des individus, les supérieurs hiérarchiques, à la fois
plus éloignés du terrain et plus proches de la fonction commerciale. Des
individus qui lisent et écoutent très régulièrement les concurrents directs,
qu’on informe des dernières dépêches AFP et dont certains ont accès à des
instruments puissants, notamment des chiffres, pour vérifier l’entraînement de
l’affaire Grégory sur le niveau de ventes ou sur l’audience » [Lemieux,
op.cité, p.413]. Tout comme on peut trouver parmi les journalistes indépendants
des personnes qui profitent de cette liberté afin de contourner les hiérarchies
traditionnelles au sein des médias et ainsi accéder à des conditions de travail
avantageuses en termes d’intérêt et d’acquisition de capital journalistique.
Tendances
renforcées par la sociologie des cyberjournalistes
Cependant, les traits structurels
d’une telle évolution demeurent et conduisent progressivement à une certaine
dissolution du modèle médiatique dominant, du moins partiellement, celui d’une
entreprise centralisée avec des journalistes salariés et intégrés en permanence
dans la vie quotidienne d’un titre de presse ou d’une chaîne de télévision. La
tendance qui se dessine est celle qui conduit vers des organes médiatiques
dépouillés d’une masse salariale importante et fonctionnant en réseau. Ce qui
implique une mutation des méthodes de travail même au sein de la rédaction où
prédomine le journalisme « assis ». Une telle évolution est
particulièrement visible en ce qui concerne l’information en ligne, en raison
d’un certain nombre de facteurs de nature technique et socio-économique qui lui
sont propres.
Car, d’une part, la nature du média
internet permet davantage le travail à distance et l’intégration automatique de
contenus sur un site internet, sans l’intervention des rédacteurs au moyen de
langages spécifiques tel XML. Le réseau constitue également une interface
efficace entre l’offre de sujets de la part des rédacteurs et la demande de la
part des sites internet, au moyen de banques de données et des outils de
recherche spécialisés. D’autre part, les conditions économiques difficiles du
marché de l’information en ligne, qui ne permettent pas la constitution
d’équipes importantes et permanentes, incitent davantage les éditeurs de sites
d’information à recourir systématiquement à la sous-traitance éditoriale afin
de faire baisser le coût de l’information. D’ou l’apparition d’une information
en marque blanche, c’est-à-dire d’une information produite par des
agences spécialisées, multivalorisée sur des supports différents qui en
acquièrent les droits et la publient sans référence visible de sa provenance
réelle. Enfin, un dernier facteur qui renforce cette tendance est la sociologie
des journalistes en ligne eux mêmes.
Valérie
Cavelier-Croissant dans son
analyse de la presse quotidienne française en ligne, met en
évidence une
distinction générationnelle au sein des rédactions
internet, entre les
« anciens » journalistes qui ont fait
l’essentiel de leur carrière au
sein de structures médiatiques traditionnelles et les
« nouveaux »
qui ont presque exclusivement travaillé au sein des publications
en ligne
[Cavelier-Croissant, op.cité, pp.281]. Les premiers,
étant moins disposés à
effectuer un travail de réécriture, insistent sur la
nécessité d’avoir une production
propre. Les seconds ne se sentent pas dévalorisés dans un
travail
« assis » d’édition de contenus
déjà produits par d’autres. L’auteur
insiste également sur le besoin de reconnaissance
institutionnelle que les
journalistes de la presse électronique éprouvent,
notamment à travers
l’attribution de la carte professionnelle qui en est le
corollaire.
Si, en France, la recherche empirique
à grande échelle sur les caractéristiques sociologiques du journalisme en ligne
n’est pas développée pour le moment, il existe des études dans l’espace
européen qui traitent de cette question. Ainsi, Mark Deuze et Steve Paulussen,
deux chercheurs hollandais et belge, ont conduit une étude, entre 1999 et 2001
sur un échantillon de 137 journalistes travaillant pour des publications en
ligne en Belgique et aux Pays-Pas, qui donne quelques éléments de réponse à la
question des caractéristiques sociologiques [Deuze et Paulussen, 2002]. Le
profil qui est dégagé est celui d’un journaliste homme, jeune, d’un niveau
d’éducation élevé, travaillant pour une petite rédaction. Il passe la plus
grande partie de son temps au sein de la rédaction, effectuant de taches de
recherche et de documentation, et part très rarement à l’extérieur. La majorité
des journalistes interrogés pensent que le cyberjournalisme est une nouvelle profession, par rapport au
journalisme traditionnel. Les chercheurs ont également noté une relative
confusion en ce qui concerne les règles éthiques et déontologiques qui
régissent le journalisme traditionnel, notamment en ce qui concerne la
vérification de sources ainsi que la séparation entre contenu rédactionnel et
contenu promotionnel.
Dans un cas similaire mais plus ancien
d’une étude nord-américaine qui date de 1998, il apparaît que le champ de
l’information en ligne est caractérisée par l’accentuation du mouvement actuel
de précarisation des pigistes de plus en plus amenés à se délocaliser, à se
concurrencer sans garanties financières et sociales [Demers et alii, 1998].
Selon les chercheurs, il y a également une aggravation de la dépendance des
acteurs rédactionnels vis-à-vis de nouvelles techno-hiérarchies qui acquièrent
une position dominante au sein de ces structures. Au fur et à mesure que les
impératifs techniques prennent de l’importance nous pouvons craindre une subordination
des impératifs et pratiques journalistiques. Cette évolution est concomitante
avec des nouveaux objectifs de rentabilité liés à l’information en continu sur
l’internet, aggravant les pressions hiérarchiques sur les salariés afin qu’ils
soient le plus productifs possible. Une autre tendance mise en évidence est le
développement du travail supplémentaire et multitâche pour les
cyberjournalistes, comme le fait de répondre aux sollicitations des lecteurs,
de faire de la mise en forme ou de travailler sur des éléments écrits et
audiovisuels. Ce travail supplémentaire n’étant pas rémunéré en conséquence.
[1] Source : Fédération Française des Agences de
Presse (FFAP), http://www.ffap.fr
[2]Source : Balbastre Gilles, « Une information précaire », Actes de la recherche en sciences sociales,
131-132, mars 2000, pp.76-85.
[3]Accardo Alain et alii, Journalistes
précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1998.
[4] Source : [Balbastre Gilles, 2000, op.cité].
[5] Ces informations sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.ccijp.net/carte/carte.htm
Tables des matières - précèdent - suivant