3.1 La « problématique obligée »

La constitution de pôles financiers dans le secteur des médias d’information est concomitante à l’implication croissante dans ce dernier d’acteurs dont les intérêts économiques s’étendent dans l’ensemble de la sphère économique. Une telle évolution exacerbe la tension entre d’une part la déontologie journalistique, et ses corollaires de la liberté d’expression, d’indépendance, d’objectivité et de pluralisme, et d’autre part les logiques économiques qui régissent le secteur. Cette tension, qui est très ancienne, se cristallise dans un premier temps autour de ce que Julien Duval appelle la « problématique obligée » [Duval, 2004, p.49]. Il s’agit en fait de la question des relations entre les journalistes et les intérêts économiques.

 

Journalistes, connivence et régulation interne

Commençant son analyse par un ouvrage de 1891 de Zola, L’Argent, J.Duval s’efforce de retracer l’histoire de cette problématique qui consiste à interroger les relations que la presse entretient avec les pouvoirs économiques à la lumière des pratiques corrompues d’une presse « vénale ». Le développement d’une telle presse trouve ses racines au XIXème siècle dans la période où en France l’on voit s’affirmer un capitalisme industriel et financier, qui fait appel aux épargnants par le biais de la Bourse. A cette occasion, une multitude de journaux boursiers sont créés, tenus très souvent par des établissements bancaires et par des acteurs fortement impliqués dans la spéculation boursière, dans le seul but de manipuler les épargnants. Cette période aura des répercussions sur la constitution du champ journalistique en France, produit des débats qui ont eu lieu à l’époque : « suscité par certaines fractions du monde intellectuel et politique ce débat constitue une mise en question de l’influence que l’économie exerce sur la presse. L’un de ces effets, encore très observable aujourd’hui, réside dans l’imposition d’une définition de l’indépendance journalistique qui est progressivement dominante » [ibid., p.35]. Ce processus de régulation interne du champ journalistique débute à la fin du XIXème siècle en France, initié par des journalistes, qui, comme le rappelle Cyril Lemieux, « étaient les premiers à considérer que si la mutation capitaliste de la presse devait être assurée, des principes régulateurs néanmoins devaient être instaurés, afin d’empêcher que la logique du verdict populaire ne mène inexorablement à la dégradation morale du débat public, et qu’elle n’encourage la prolifération des conduites journalistiques avilissantes et la perte définitive d’autonomie face aux employeurs » [Lemieux, 2000, p.50].   

De ce point de vue, l’emprise de l’économie sur l’information est envisagée uniquement depuis l’angle des pressions et ingérences rédactionnelles que subissent les journalistes quand il s’agit d’enquêter sur des questions qui touchent les intérêts économiques de leurs employeurs. Julien Duval, à l’appui des exemples concrets, montre que cette approche, qu’il nomme « problématique obligée », et qui consiste à mettre en cause des pratiques compromettantes volontaires de la part des journalistes est, encore aujourd’hui, le point de vue qui s’impose aux médias quand il s’agit de traiter leurs propres relations avec la sphère de l’économie. C’est la même question qu’aborde Géraldine Mulhmann quand elle examine un courant critique des médias qui consiste à mettre en évidence le degré auquel certains journalistes sont au service des pouvoirs politiques et économiques [Mullhmann, 2004][1]. La démonstration est faite à travers une description des intérêts financiers et économiques dans lesquels sont imbriqués les grands médias, une tendance qui se renforce actuellement comme nous l’avons vu plus haut, ainsi qu’à travers la mise en évidence du circuit fermé dans lequel évoluent les journalistes influents, les dirigeants politiques et les hommes d’affaires, un milieu homogène tant du point de vue économique que idéologique : « les maux sont aisément identifiés – des journalistes au service des puissants – , ce qui suppose un remède lui-même clair – un journalisme qui rompe ce lien incestueux avec les puissants » [ibid., p.39]. 

Cette proximité qui met en cause l’indépendance journalistique, est également critiquée par un certain nombre d’ouvrages dans lesquels des journalistes enquêtent sur les dérapages de leurs confrères[2]. La manifestation des pressions directes du monde économique sur les journalistes peut prendre des formes diverses, comme le traitement favorable qu’une chaîne comme TF1 peut réserver au groupe Bouygues auquel il appartient, ou la menace de retrait d’un budget publicitaire d’un journal si ce dernier réserve un traitement défavorable à l’un de ses annonceurs[3]. 
 

Le capital journalistique 

Cependant comme le remarque Julien Duval « il est très discutable de réduire un média […] au statut d’une entreprise commerciale qui ne viserait qu’à maximiser ses profits et qui se laisserait caractériser entièrement à l’aune de son chiffre d’affaire, de sa diffusion et de ses parts de marché […] il doit mobiliser à la fois du capital économique et ce qu’on peut appeler le capital journalistique, correspondant à une reconnaissance qui s’obtient auprès de ses pairs, mais aussi auprès du public et de pouvoirs externes » [Duval, 2004, p.107]. Autrement dit, les abus mentionnés plus haut ne peuvent pas devenir la règle pour un média, au risque de perdre toute crédibilité dans le monde journalistique mais également auprès du public. Les journalistes ne peuvent en l’occurrence devenir les porte-voix de leurs employeurs ou de leurs annonceurs parce qu’ils perdraient ainsi leur raison d’être, et du même coup, nuiraient directement aux intérêts économiques de l’entreprise qui les emploie. C’est pourquoi l’information dans les médias doit concilier sans arrêt deux logiques, celle des intérêts économiques qui se nouent autour de chaque entreprise médiatique et celle de la « raison journalistique », qui, appuyée par des forces extérieures comme l’Etat, les syndicats ou le public, donne le primat au « devoir d’informer ». 

Selon le même auteur, il est vain de chercher une ligne de partage nette entre médias dépendants du monde économique et médias libres, car, de ce point de vue, il s’agit moins d’une opposition que d’un « continuum » qui définit le degré d’autonomie de chaque support selon une série de facteurs enchevêtrés de manière complexe. Dans son effort d’analyse des médias d’information économique, l’auteur met en évidence ce « continuum » en y incorporant de nombreux critères parmi lesquels la spécificité de chaque support, son importance en termes d’audience, ses sources de financement, la nature de ses annonceurs publicitaires, sa structure financière de contrôle et la provenance de ses journalistes, en termes d’origine sociale et de formation. Ainsi, l’auteur obtient une hiérarchie de l’intégration dans le monde économique qui place par exemple des journaux tels que Le Monde Diplomatique ou Charlie Hebdo dans l’une extrémité, celle d’une autonomie conséquente face aux impératifs économiques, et des chaînes de télévision comme TF1 et des supports écrits comme Le Figaro, Le Monde ou Les Echos dans l’autre extrémité, celle d’une emprise croissante de la logique économique.

 En utilisant le cadre conceptuel de Pierre Bourdieu, Julien Duval se réfère aux premiers comme médias dominés et aux seconds comme dominants. Cette relation de domination dans le champ journalistique s’exprime, par exemple, à travers le nombre de reprises dont fait l’objet la production d’information des médias dominants, qui en termes de prestige, de crédibilité et d’impact jouissent d’une position privilégiée [ibid., p.331]. A travers un travail minutieux d’analyse du contenu des rubriques économiques, l’auteur montre que les médias qui répondent au mieux aux impératifs économiques actuels sont également ceux qui, à l’intérieur du secteur des médias, définissent les contours de ce que doit être le travail journalistique en termes d’organisation de la production de l’information mais aussi en termes des pratiques professionnelles légitimes. Si cette analyse concerne essentiellement l’information explicitement économique, nous pouvons étendre le principe à l’ensemble du secteur de l’information. Ceci parce qu’elle rend compte d’une industrialisation croissante du processus de production journalistique impliquant une série d’enjeux éditoriaux qui en découlent directement.

 

Le renforcement du processus d’industrialisation

Les mutations économiques des industries culturelles contribuent d’une manière significative à renforcer une tendance qui leur est associée et qui affecte le secteur de l’information : celle d’un renforcement du processus d’industrialisation de la culture et de l’information. Ce processus se manifeste à travers l’importation de méthodes de marketing, afin d’adapter l’offre éditoriale à la demande supposée du public, ainsi que par le biais du formatage accru et contraignant des produits d’information. Il touche également la division du travail à travers de politiques de gestion des ressources humaines et de rationalisation des coûts, qui conduisent inévitablement à une diminution de la masse salariale, à travers le recours systématique à la sous-traitance éditoriale. Cette dernière mène à son tour à la précarisation des catégories professionnelles comme celle de pigistes. Le processus d’industrialisation est caractérisé également par l’introduction systématique des critères de rentabilité exogènes dans le secteur de la presse, notamment imposés par les investisseurs institutionnels comme les fonds de pensions. Ce qui aboutit à l’investissement systématique dans des secteurs à forte rentabilité, comme la presse magazine populaire au détriment de la presse quotidienne d’information.

Ces tendances ne sont pas liées de manière structurelle à la « problématique obligée » mentionnée plus haut. Autrement dit, nous ne pouvons pas affirmer de manière empirique qu’elles contribuent à augmenter le nombre de traitements complaisants dans les médias ou celui de pratiques professionnelles illégitimes des journalistes. Cependant, cette tendance à l’industrialisation croissante du secteur de l’information comporte un certain nombre d’enjeux éditoriaux qui découlent directement de ce que Pierre Bourdieu a appelé la « corruption structurelle » du système médiatique, c’est-à-dire la mise en avant systématique des contraintes économiques qui peut nuire à la qualité du travail journalistique et de la production de l’information [Bourdieu, 1996, p.15]. Ces tendances sont également centrales en ce qui concerne notre objet de recherche, à savoir l’information en ligne.



[1] Voir à ce sujet Halimi Serge, Les nouveaux chiens de garde, Liber, Paris, 1997 et Bénilde Marie « Médias français, une affaire de famille », Le Monde Diplomatique, novembre 2003, pour les médias français, et Chomsky Noam et Herman Edward S., La fabrique de l’opinion, Le serpent à plumes, Paris, 2003, pour les médias américains.

[2] Voir à ce sujet Toscer Olivier, Argent public, fortunes privées, Denoël, Paris, 2002, Carton Daniel, Bien entendu..., c’est off, Albin Michel, 2003, Péan Pierre et Cohen Philippe, La Face cachée du Monde : Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Milles et une nuits, Paris, 2003, Coignard Sophie, Le rapport omerta 2004, Albin Michel, Paris, 2004.

[3] Ainsi le journal télévisé de TF1 réserve un traitement complaisant de la panne qui a mis hors usage le réseau de téléphonie mobile Bouygues Télécom en novembre 2004 (émission Arrêt sur image, France 5, 28/11/2004). Des annonceurs ont utilisé la menace de retrait d’un budget publicitaire à plusieurs reprises durant les années ’90 : Alcatel à l’encontre du Monde, BNP à l’encontre de L’Express, Peugeot à l’encontre de L’Evènement du jeudi (ces derniers exemples sont évoqués par Duval Julien, Critique de la raison journalistique, Seuil, Paris, 2004)

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